Évitons la formule rebattue du livre qui n’aurait « rien perdu de son actualité ». Évidemment, concernant certaines thématiques, au vu des évolutions technologiques et économiques des dernières décennies, l’ouvrage collectif The Social Life of Things, dirigé par l’anthropologue Arjun Appadurai, paru en 1986 aux éditions Cambridge University Press et traduit aujourd’hui en français (La vie sociale des choses, aux Presses du Réel), peut paraître daté. Mais la force des problèmes théoriques qu’il soulève et son ambition interdisciplinaire – histoire, anthropologie, archéologie, économie – en font indéniablement un classique.
Arjun Appadurai (dir.), La vie sociale des choses. Les marchandises dans une perspective culturelle. Avant-propos de Nancy Farriss. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Nadège Dulot. Les Presses du Réel, coll. « Œuvres en sociétés », 400 p., 30 €
Qu’est-ce qui vaut à un recueil d’articles de trente-cinq ans d’âge, issu d’un atelier d’ethnohistoire et d’un symposium tenus en Pennsylvanie en 1983 et 1984, d’être traduit si longtemps après son édition en langue anglaise ? La réponse tient en grande partie à son titre et à l’idée qui le sous-tend, à la fois simple et porteuse de perspectives de recherche quasi-inépuisables : The Social Life of Things (La vie sociale des choses), soit l’intuition que les choses matérielles sont riches d’une existence sociale et culturelle qui ramène leur statut de marchandise à un stade transitoire.
Ce que souhaite démontrer Arjun Appadurai dans sa longue introduction, véritable essai sous l’égide de Marx, Simmel et Baudrillard, c’est qu’une marchandise n’est pas un type de chose, mais le résultat provisoire d’un processus et d’un certain type d’action – l’échange et la création puis le transfert de valeurs qui en découlent. Il pose ainsi le postulat de départ du collectif : « Envisageons les marchandises comme des choses dans une situation particulière, une situation qui peut caractériser beaucoup de types de choses, à différents moments de leur vie sociale. […] Je propose que la “situation de marchandise” dans la vie sociale de toute chose soit définie comme la situation dans laquelle son échangeabilité (passée, présente ou future) contre n’importe quelle autre chose est un trait socialement pertinent ».
L’ouvrage est composé d’applications de cette prémisse et de cette définition à différents contextes historiques, à différents types de choses (objets précieux, tissus, plantes…) et à différentes régions du monde (Europe, Océanie, Inde…). Ouvrir ainsi l’espace des possibles aux choses matérielles permet de s’extraire de certains carcans catégoriels couramment imposés par les sciences sociales et d’enrichir la définition même de choses qu’on pensait pouvoir tenir dans un cadre fixé une bonne fois pour toutes. Ainsi des reliques, dont chacun peut approximativement donner une caractérisation. Patrick Geary, auteur d’un livre de référence sur ce thème (Le vol des reliques au Moyen Âge, Aubier, 1993), explique comment, durant le Moyen Âge occidental, considérées comme biens sacrés par excellence et présentant la particularité de relever à la fois du statut de chose et de celui de personne, les reliques ont circulé tour à tour comme simples fragments corporels, objets de valeur, butins provenant de pillages ou marchandises à fort enjeu économique pour les lieux de culte qui les possédaient. Le sacré n’empêchait pas la marchandisation, il pouvait même la susciter et l’accélérer. Échangées, données ou vendues, volées, au cœur d’âpres négociations, les reliques témoignaient par leur circulation de la fluctuation de valeur des saints – eux aussi subissaient des effets de mode – et de celle du goût pour les différentes matérialisations du sacré au fil des siècles.
Depuis 1986, avec l’introduction d’Arjun Appadurai, c’est l’article d’Igor Kopytoff qui a été indéniablement le plus lu et le plus cité parmi les contribution de ce livre, notamment par les chercheurs francophones. Bien que traitant de la « biographie culturelle des choses », ce texte n’est pas un plaidoyer animiste pour l’agency des objets ou une démonstration de leur faculté à vivre de façon autonome (notion principalement analysée par Alfred Gell en 1998 dans Art and Agency, également traduit aux Presses du Réel, en 2009 : L’art et ses agents. Une théorie anthropologique). Il s’agit plutôt d’un essai méthodologique visant à éprouver le potentiel heuristique d’une recherche diachronique et transculturelle sur les objets, transcendant la fixité des catégories. À partir d’ensembles génériques – la voiture, les huttes au Zaïre, les calebasses camerounaises, les objets d’art – et de quelques cas précis, Igor Kopytoff compare les destins contrastés d’objets dans différents contextes, réfléchissant à leur statut marchand, aux variations de valeur, à leur singularisation éventuelle. Se fondant sur l’analogie entre esclavage et marchandisation, il montre qu’il ne s’agit là que de phases, d’étapes transitoires dans un parcours et que seul le travail biographique permet d’en restituer la richesse. Notons qu’Igor Kopytoff évoque déjà la chosification des corps, à une époque où ce problème n’avait pas l’importance qu’il peut revêtir de nos jours.
Si la question des valeurs des choses est en filigrane dans l’ensemble du livre, c’est peut-être dans l’article de Colin Renfrew qu’elle est le plus approfondie, en partie parce qu’il traite de ses racines – l’émergence de la richesse en contexte préhistorique. Il montre que l’innovation technologique, en l’occurrence métallurgique, influence les sociétés par le biais de l’émergence de valeurs matérielles générant la demande. Les objets de valeur dans un contexte donné ne sont pas le reflet des hiérarchies sociales, mais l’usage d’objets produits par des technologies nouvelles pèse sur les mutations des hiérarchies sociales. Colin Renfrew s’appuie sur la nécropole de Varna, en Bulgarie, où des objets d’or produits grâce à des technologies nouvelles à l’époque (4000 avant notre ère) ont été découverts dans des sépultures. L’or, souvent perçu comme valeur en soi, n’est qu’une valeur variable selon le contexte, une valeur relative puisque les matériaux ne sont pas de simples reflets de la hiérarchie sociale, ils en sont « des facteurs décisifs ». Ce n’est pas parce qu’un individu était de haut rang qu’il était inhumé avec des objets de valeur, mais c’est parce qu’il possédait ces objets, marchandises issues de technologies métallurgiques nouvelles, qu’il devenait un personnage de l’élite. Colin Renfrew suggère ici une dynamique processuelle de la valeur, déconnectée de l’utilité fonctionnelle et de la quantité, valeur indépendante de la matérialité, indissociable du contexte social, politique et technique.
Cette traduction permet de relire ou de découvrir les autres articles, moins discutés lors de la première parution : celui d’Alfred Gell sur les Muria d’Inde centrale, qui ne cèdent ni au consumérisme ni à l’ostentation, bien qu’ils en aient les moyens, ce pour éviter les effets nocifs d’écarts sociaux trop manifestes ; l’étude ethnographique océaniste classique de William H. Davenport, sur les îles Salomon orientales où des rites funéraires accompagnés de distribution d’offrandes de nourriture et de récipients sculptés mettent en jeu l’articulation des valeurs économiques et spirituelles ; ou encore les réflexions de Brian Spooner sur l’authenticité des tapis orientaux et ses effets sur la production en Orient et la consommation en Occident. Tous ces auteurs racontent des histoires d’objets et de choses en prêtant une attention toute particulière à leur devenir, c’est-à-dire à la manière dont ils sont à la fois les lieux et les acteurs de mutations et d’entrecroisements de valeurs.
La vie sociale des choses a exercé et exerce encore une forte influence, au-delà du cercle des spécialistes de la culture matérielle. Il faut donc se féliciter de cette traduction, important travail donnant un plus large accès à des textes très féconds pour les sciences sociales, mais on peut suggérer qu’un travail critique minimal en aurait renforcé la portée scientifique. D’abord, concernant la traduction elle-même. L’un des problèmes posés par ce collectif est celui de la distinction sémantique, donc de la traduction des concepts davantage que celle des mots, entre les notions de « social » et de « culturel ». Qu’est-ce qui, dans le parcours d’un objet jalonné par des mutations de valeurs et de statuts, relève du social plutôt que du culturel, ou inversement ? Apparemment, les anglophones distinguent les deux champs sans avoir besoin de s’en expliquer. Mais la notion de culture en langue française, tout comme la question du social, peuvent être sujettes à débat, d’où la nuance entre « vie sociale des choses » – titre du livre – et « biographie culturelle des choses » – titre de l’article d’Igor Kopytoff –, distinction sur laquelle de précédents traducteurs avaient pertinemment insisté.
Car, si l’ouvrage dans son ensemble n’avait jamais été traduit, il n’aurait pas été superflu de signaler que ses deux textes les plus connus l’ont été. D’abord l’article d’Igor Kopytoff, en 2006 dans le Journal des africanistes (n° 76-1), par Jean-Pierre Warnier et Janet Roitman, accompagné d’une introduction remettant le texte en perspective. Warnier et Roitman marquaient bien la distinction entre une « vie sociale des choses » concernant des types de marchandises, et la biographie culturelle s’attachant à des parcours singuliers d’objets successivement vendables ou hors du circuit commercial. Le même Jean-Pierre Warnier traduisit également l’introduction d’Arjun Appadurai, « Marchandises et politiques de la valeur », en 2009 dans la revue Sociétés politiques comparées (n° 11). Il expliquait qu’il n’avait pas traduit systématiquement commodity par marchandise « sans autre forme de procès », ce qui aurait été un contresens car le terme commodity subit un glissement sémantique au fil du texte : « Au début de son essai, ce mot désigne toute chose qui circule (bien, personne, service, etc.). [Puis] il désigne toute chose mise en circulation pour autant qu’elle intègre certaines au moins des caractéristiques de la marchandise ». Les choix de traduction ne sont jamais anodins dans ce type d’ouvrages spécialisés car ils posent des questions de fond. Ils auraient pu être au moins évoqués sans trop alourdir le texte.
On se demande également pourquoi avoir actualisé certaines références bibliographiques et pas d’autres : il est curieux de lire dans un texte des années 1980 des références à des ouvrages et des articles datant des années 2000 (ainsi des traductions récentes de Marx ou de la réédition en 2007 de l’Essai sur le don de Marcel Mauss). C’est un choix qui peut se justifier, dommage de ne pas l’avoir assumé et explicité. La mise à jour de la présentation des auteurs aurait permis de mentionner le décès de plusieurs d’entre eux depuis la parution initiale (notamment Alfred Gell en 1997, William H. Davenport en 2004, Igor Kopytoff en 2013, Christopher A. Bayly en 2015) et de préciser qu’Arjun Appadurai a acquis depuis 1986 une immense notoriété pour ses travaux sur la globalisation (signalons surtout Modernity at Large: Cultural Dimensions of Globalization, University of Minnesota Press, 1996, traduit aux éditions Payot en 2005 : Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation). Une introduction raisonnée, concernant les choix de traduction et la postérité du livre et de ses auteurs, n’aurait pas été inutile. Ces quelques remarques n’enlèvent rien à l’intérêt majeur de cette publication. Admettons que l’éditeur ait souhaité transmettre le livre original sans y toucher quoi que ce soit en dehors de la langue. Pourtant, cette chose-là, âgée de trente-cinq ans, a bien droit, elle aussi, à une vie sociale.