Adolf Beck, qui a publié, l’un des premiers en Allemagne, la correspondance de Hölderlin, a établi cet ensemble de lettres échangées entre le poète et la mère des enfants dont il est le précepteur, Susette Gontard, de poèmes et de lettres de contemporains. Cet ouvrage est à la fois traduit et présenté de manière brève et convaincante par Thomas Buffet sous le titre Susette Gontard, la Diotima de Hölderlin.
Susette Gontard, la Diotima de Hölderlin. Lettres, documents et poèmes édités par Adolf Beck. Trad. de l’allemand par Thomas Buffet. Verdier, 192 p., 18 €
La découverte de Hölderlin fut assez tardive en France. On la doit en particulier aux travaux du germaniste Pierre Bertaux qui d’emblée avait vu à quels dangers Hölderlin ne cesserait d’être exposé. Dès la Libération, il est en effet récupéré par ces nostalgiques du monde perdu qui s’empareront bientôt de tout un secteur, plus ou moins consciemment « nazifié », par bien des heideggériens de Paris. Il fallait un Hölderlin à la fois métaphysique et granitique, wagnérien et prophétique, qui innocenterait ainsi un nazisme à la française.
Pour Pierre Bertaux, grand résistant qui fut ensuite sous de Gaulle, pendant un temps, directeur de la Sûreté nationale, Hölderlin n’était pas fou, comme le voulait tant le beau monde de la Pensée parisienne. Dans Hölderlin-Variationen (Suhrkamp, 1984), il avait montré qu’un poème notoirement considéré en Allemagne comme prouvant son dérangement mental n’était, selon Der Spiegel en 1979, qu’une série de citations relevées par Hölderlin dans un ouvrage rare et pratiquement inaccessible à cette époque. On avait, stupidement, parlé de Wortsalat, de salade verbale, il fallait ériger la « folie » en mystique seule apte à délivrer la Parole ; Bertaux avait, dès l’abord, mis en garde contre la dérive heideggérienne vers l’Inaccessible, réservé à une rare élite, mais il l’a malheureusement fait en allemand dans Hölderlin und die Französische Revolution. Hölderlin fut de ceux qui visèrent à libérer la « Pensée » (comme on dit à Paris) de toutes les conventions mondaines et serviles qui l’empêchent de parler.
Pour ce volume, Thomas Buffet n’a pas retenu l’ensemble de l’abondant matériau réuni par Adolf Beck, qui s’adressait avant tout aux spécialistes allemands. « Les pages qu’on va lire, écrit-il, racontent l’histoire tragique du précepteur et évoquent irrésistiblement, pour le lecteur d’aujourd’hui, le roman épistolaire de Rousseau La Nouvelle Héloïse. »
Après ses études au séminaire protestant de Tübingen (le Stift), Hölderlin, à la grande déception de sa mère, n’embrasse pas la carrière de pasteur, si bien qu’il est réduit à une maigre pension, tandis que son demi-frère Karl Gock devient l’héritier légitime, comme le supposait Pierre Bertaux, supposition confirmée par des fouilles entreprises en 1974 dans la vieille mairie de Nürtingen. Il devint écrivain publié (Hypérion) et précepteur.
En 1794 Hölderlin se lia d’amitié avec Isaac von Sinclair, alors âgé de dix-neuf ans, qui lui procurera ultérieurement un poste de bibliothécaire, avant que la dépression ne finisse par emporter Hölderlin, à soixante-treize ans, en 1843. Il vécut plus de trente ans dans l’isolement.
C’est en 1796 qu’il fait la connaissance de Susette Gontard, la mère des enfants dont il est le précepteur à Francfort. Le mari, Jacob Gontard, est un riche banquier qui, devant l’affection que son fils Henry éprouve pour son précepteur, s’attribue ses progrès et finit plus ou moins directement par congédier Hölderlin ; il est en réalité jaloux de l’amour secret et probablement platonique que Susette et Hölderlin éprouvent l’un pour l’autre.
Séparés l’un de l’autre, Susette et Friedrich ne peuvent se voir qu’en prenant beaucoup de précautions et ils ne peuvent s’écrire que par allusions indirectes et par détours, par exemple dans la lettre de Susette du 14 avril 1796. Cela donne à cet échange épistolaire un ton particulier, à la fois haletant et ample, tendre et angoissé. Les lettres de Susette sont magnifiques, à la fois vraies – on ne peut douter de ses sentiments – et évocatrices de toute une atmosphère morale et sociale. Les lettres de Hölderlin, moins nombreuses, sont de portée plus générale. Elles sont accompagnées de celles adressée à sa mère, à son frère et à d’autres personnages. Si bien que ce livre d’à peine cent cinquante pages nous fait entrer au cœur des Lumières du XVIIIe siècle allemand finissant.