Quo vadis, homininé ?  

L’odyssée des gènes est une formidable histoire de conquête territoriale racontée de façon d’autant plus convaincante qu’elle s’appuie sur une discipline toute neuve, la génétique des populations, et que l’auteure, Évelyne Heyer, professeure au Muséum national d’Histoire naturelle, est à l’origine de quelques missions riches en découvertes majeures dans un des domaines les plus vertigineusement évolutifs de la recherche scientifique actuelle.


Évelyne Heyer, avec la collaboration de Xavier Müller, L’odyssée des gènes. Flammarion, 381 p., 22,90 €


Les homininés, sous-groupe des hominidés (comprenant les grands singes, nos cousins), ce sont toutes les formes de ce prédateur expansionniste qui s’appelle Homo, apparu quelque part en Afrique voici environ soixante-dix mille siècles, quand il s’est séparé des chimpanzés. Ce livre comporte une première partie assez courte qui rappelle la diversité originelle d’Homo, la sortie d’une de ses branches, celle des Sapiens, la nôtre, de son ou ses pénates africains il y a sept cents siècles, ses avancées jalonnées de métissages avec d’autres membres de la famille (Néandertal, Denisova) puis, suite à la disparition progressive de ces humains à peine différents de lui, le peuplement des continents habitables par Homo sapiens seul. C’est là le premier acte de L’odyssée des gènes, d’Évelyne Heyer.

Les sciences expérimentales, dont l’anthropologie fait partie, n’ont rien d’abstrait. Elles reposent sur des enquêtes rendues possibles par l’évolution des techniques et, par conséquent, ne sont bouleversées que par la mise au point de méthodes nouvelles permettant de décrypter les données du réel. Et aucune science plus que la biologie sous tous ses aspects n’a connu ces dix dernières années une accélération aussi foudroyante, due à la révolution du séquençage de l’ADN, c’est-à-dire à la possibilité de mettre à nu l’agencement génétique à la base du vivant. Dans le domaine qui est celui d’Évelyne Heyer, presque chacune des pages où elle détaille, avec une minutie jamais pédante mais toujours exigeante, les certitudes et les hypothèses de la recherche la plus pointue concernant l’aventure mondiale de Sapiens, contient de véritables révélations qui deviennent aussitôt les éléments d’une remise en cause de la doxa historique par les trouvailles de la génétique appliquée aux populations humaines les plus diverses.

L’odyssée des gènes est vraiment un livre des oh ! et des ah ! où la lecture permet une critique active de ce que l’on croyait jusque-là des évidences. Ainsi avait-on compris que bien avant l’invention de l’agriculture et de l’élevage, quelque part au Moyen-Orient, dans le Croissant fertile, il y a plus de dix mille ans, Sapiens avait déjà réussi à atteindre et à commencer de coloniser des territoires aussi éloignés de son berceau natal que l’Australie (atteinte il y a cinquante mille ans, soit deux cents siècles plus tôt que son arrivée en Europe vers 40000 avant notre ère). Mais autre chose est de le savoir démontré par l’analyse de l’ADN des aborigènes.

Et il est plus merveilleux encore de comprendre, grâce à l’examen d’une mèche de cheveux obtenue en 1920 par un ethnologue anglais d’un de ces aborigènes que nous croyions, à leur aspect faussement « primitif », plus descendants de Néandertal que de Cro-Magnon, qu’il s’agit bien de Sapiens issus de la même aventure extra-africaine que celle de tous les habitants actuels de cette planète petite. Simplement, la conquête des terres a été l’exploit de petits groupes partis vers l’est puis l’extrême est, tandis que d’autres émigrations, plus tardives ou plus lentes, nées de la même unique source africaine, finissaient par s’installer dans une Europe émergeant à peine des plus rudes glaciations.

L’odyssée des gènes, d'Évelyne Heyer : quo vadis, homininé ?

Objets extraits de la grotte de Denisova, en Sibérie (2017) © CC/Thilo Parg

Petits groupes, petite vitesse, longue durée, tel est le secret : quelques dizaines ou tout au plus quelques centaines de migrants progressent de quelques kilomètres (4 ou 5) par an, afin de conquérir de nouveaux territoires de chasse ou par pure curiosité, sans peut-être avoir une idée claire de leur éloignement progressif du home d’origine. Au bout de 5 000 ans, 166 générations, ils se retrouvent à 20 000 kilomètres de leur point de départ. Et ce sont toujours les mêmes hommes et femmes, même si en chemin ils ont frayé avec d’autres humains, principalement Denisova (les Aborigènes d’Australie, dont 6 % du génome est dénisovien) et Néandertal (les Asiatiques et les Européens, 2 à 4 % de leur génome est néandertalien).

Il n’est pas une seule des datations obtenues à l’aide du séquençage accéléré qui n’aplatisse le racisme jusqu’à le réduire au niveau du fantasme reptilien des suprémacistes blancs incultes et bornés. Mais chaque compartiment des travaux d’Évelyne Heyer, qui analyse un à un tous les problèmes que doit se poser un honnête homme d’aujourd’hui à propos de ses ancêtres, recèle des informations capitales en forme de surprises plus ou moins iconoclastes et réellement jubilatoires.

Ainsi, ne vous êtes-vous pas toujours demandé comment il se fait que des groupes linguistiques étranges peuvent être nés et avoir subsisté au sein de populations majoritairement dotées d’un système de communication verbale élaboré tout autre, par exemple les Basques qui parlent une langue non indo-européenne au milieu de l’Europe indo-européenne ? La tentation est grande alors de corréler cette singularité au reliquat de quelque entité néandertalienne disparue. Or la génétique prouve que cette corrélation est fausse. Les Basques sont du point de vue des gènes des Européens comme les autres, ils possèdent dans leur génome le même pourcentage d’apport néandertalien. L’anomalie linguistique ne reflète donc pas une anomalie génétique. Seul un long isolement culturel doit expliquer leur idiome particulier. D’une manière générale, parfois les langues, créations de la culture, permettent de rapprocher deux populations géographiquement éloignées l’une de l’autre et entre lesquelles la proximité génétique est forte ; mais parfois non. La linguistique comparée est une science pour laquelle l’accélérateur technique des connaissances n’a pas été inventé et a peu de chances de l’être un jour.

De même, ne vous êtes-vous pas toujours demandé comment au juste les 10 000 Français et Françaises ayant débarqué au Québec à partir de sa prise de possession par Jacques Cartier en 1534 avaient pu être 70 000 deux siècles plus tard, en 1765, mais 200 000 en 1800 et près de trois millions aujourd’hui ? C’est le miracle d’une multiplication qui doit beaucoup au « croissez et multipliez » des curés, mais aussi au succès reproductif phénoménal de certains couples géniteurs et procréateurs pionniers dont on compte aujourd’hui, via la génétique, en millions les descendants.

Le livre essentiel d’Évelyne Heyer aborde et résout des dizaines de questions difficiles et excitantes, de l’intolérance au lactose au maintien en Afrique centrale d’ethnies pygmées malgré leur voisinage avec les Bantous, de la colonisation de la Polynésie à l’impact génétique de la conquête européenne des Amériques, de l’apport des esclaves noirs africains aux mêmes Amériques à la folie contemporaine des tests génétiques et de la généalogie, de la peur des phénomènes migratoires à la longévité humaine. Il sait se montrer prudent sur l’avenir d’une planète où la démographie n’entamera (peut-être) sa décroissance salutaire qu’après avoir dépassé un pic de 11 milliards de bouches à nourrir dont on espère qu’une troisième guerre mondiale ne régulera pas un peu vivement la marée devenue incontrôlable. Ce bel essai est parfaitement honnête, plaisant et bien écrit, indispensable à la culture moyenne d’un Sapiens en partie covidé de sa substance pensante par les soucis présents.

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