Victor Segalen en Pléiade. Un événement pour ses admirateurs, dont le nombre, nous dit-on, serait tout juste suffisant pour constituer un cercle d’amis ou une société secrète. La manière dont le poète voyageur et médecin, qui se présentait dans Briques et tuiles comme un empereur, élabora son œuvre est aussi passionnante à découvrir que l’histoire de sa vie. La diversité, l’étendue, le caractère inaccompli des textes stupéfient, tandis que la destinée mythique de l’auteur fascine.
Victor Segalen, Œuvres I et II. Édition de Christian Doumet avec la collaboration d’Adrien Cavallaro, Jean-François Louette, Andrea Schellino et Maud Schmitt. Préface et notes de Christian Doumet. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2 vol., 1 232 et 1 312 p., 62,50 € chacun (jusqu’au 31 août)
Comment Victor Segalen opère-t-il pour « gagner ce grand inconnu infiniment lointain », comme l’écrit Christian Doumet, ce lecteur très particulier d’une œuvre qui paraît, à certains égards, se refuser ? C’est ce que nous aide à comprendre la préface du poète, écrivain et universitaire qui a coordonné cette édition.
Dans un style à la fois élégant et précis, il réfléchit au dessin et au destin d’un ensemble dans lequel il est difficile de reconnaître la complétude de ce qui s’attache généralement au concept d’œuvre. Une approche qui tente de restituer au paysage textuel sa force problématique, ce qui semble nouveau dans l’exégèse de Segalen : « Comment reconnaître la forme nette, le geste accompli, le monde clos à travers ces pages raturées, trouées de blancs, suspendues à l’indécidable ? »
Nouveau et absolument moderne. C’est-à-dire « inactuel », contemporain non seulement de sa propre époque et de sa propre culture mais aussi de ce qui précède et de ce qui environne. Non lié à une mode. Il fut un temps en effet où l’artiste aspirait à faire de son œuvre un objet impérissable, capable de traverser les siècles, immuable et indestructible.
Nous n’en sommes plus là. Les deux grandes guerres qui ont fait vaciller le monde et bouleversé la culture occidentale ont transformé nos aspirations et nous ont rendus plus modestes. Segalen, qui est mort en 1919, le savait déjà. Ou plutôt parvenait à faire dialoguer, donc à concilier, deux points de vue, deux manières d’être et de pensée contradictoires. La pérennité absolue, hiératique et solennelle de la Cité interdite et de son Souverain, et la remise en question constante par le voyage et le nomadisme. « Écrire, c’est être ce revenant de toujours. »
À ce titre, Briques et tuiles, qui figure dans le premier volume de la Pléiade et date de 1919 (les écrits sont classés dans l’ordre chronologique de rédaction pour les inédits, ou de publication pour les autres), retient particulièrement l’attention parce qu’il est la version antérieure du Fils du ciel et de René Leys, dont il possède déjà toute la magnificence : « Si bien qu’exhumer ne consiste nullement à faire revivre le passé, mais à faire revivre ce qui nous est à la fois le plus commun et le plus énigmatique : à inventer une mythologie ».
Alors que la masse de documents laissés par Segalen est énorme, trois de ses écrits seulement ont paru de son vivant : Les Immémoriaux (1907), Stèles (1912 et 1914) et Peintures (1916). Comment expliquer cette disproportion ? Certes pas par le manque de projets. Au contraire, l’activité littéraire et plus généralement artistique de Segalen est proliférante, comme en témoigne cette lettre à sa femme Yvonne, écrite avec humour le 15 janvier 1918, un peu plus d’un an avant sa mort : « J’ai trois drames, dix romans, quatre essais, deux théories du monde, une poétique, une exotique, une esthétique, un traité des Au-Delà, un répertoire général des choses inconnues, une vingtaine d’ouvrages inclassables, et quatre mille soixante-trois articles de deux cents à deux mille lignes à donner, avant de prendre ma vraie retraite. Après quoi, je préparerai une édition entièrement contradictoire de mes œuvres, afin que l’on puisse choisir. »
Chez lui l’écriture se conjugue avec le dessin, la photographie, la musique. On connaît sa collaboration avec Debussy, sa passion pour la peinture, celle de Gauguin en particulier ; pour l’archéologie, les écritures anciennes, le dessin des lettres et des mots ; ses infatigables lectures. Toutes choses qui vont alimenter son Journal des îles, Les Immémoriaux, Briques et tuiles, ou sa correspondance, dans lesquels il insère ce qui le nourrit – citations, articles, dessins, photographies. Et ce qui contribue à faire de l’ensemble une œuvre totale, polyphonique. Et inachevée. Qui ne perd jamais la conscience de sa mort à venir et ne vit que « le temps d’un éblouissement » : « Ces fragiles édifices reposent sur une conception de la croyance qui combine, à parts égales, le spectacle, la séduction et l’éphémère. » Ils combinent également la précision du scientifique – Victor Segalen est médecin – et le mystère traqué par le poète qui « doit employer des mots usagés, des notions explicites, lui, dont la seule raison d’être est d’exprimer ce qui n’a pas été dit » (lettre à Yvonne, 27 avril 1917).
L’incomplétude admet, appelle la contradiction. Segalen se tient en retrait mais il aspire à être lu, au moins par un cercle exigeant d’amis et de connaissances. Il aime sa femme, ses proches, mais il vit la plupart du temps loin d’eux. Il se veut écrivain et poète, mais se tient à l’écart de la société littéraire.
Il s’ensuit qu’éditer Segalen est en soi un travail d’exégète, subjectif, discutable, puisqu’il a pour terrain (en dehors des trois livres publiés quand il était encore vivant) un matériau aléatoire, aux contours fluctuants, aux textes inachevés, mais de ce fait souple, presque doué de souffle, apte aux révélations autant qu’aux dérobades. Et qu’il consiste en outre à se substituer, même humblement, à l’auteur même, puisqu’il s’agit de décider quel ensemble fait livre, quel autre doit rester à l’état de brouillon, d’ébauche préparatoire et être présenté comme les « pièces d’un dossier » ; il s’agit de dater un texte en fonction du moment où l’auteur a cessé d’y œuvrer ; d’élaguer, de choisir entre plusieurs variantes ; de conserver les commentaires qui étoilent les poèmes, des Odes, du Fils du ciel, dans des notes de bas de page : « Ce choix voudrait donner l’image d’une œuvre qui, dans ses multiples zones d’inachèvement, demeure essentiellement en devenir » ; et, pour finir, il s’agit « de rendre compte du mouvement de l’œuvre »… Ce que révèle Christian Doumet de son travail éditorial donne envie au lecteur de se livrer lui-même à une recherche comparable, avec ses moyens propres. Rappelons que l’auteur a plus ou moins été sauvé de la disparition par quelques acharnés, ou amoureux de son œuvre, tel Henri Bouillier ; et par sa fille, Annie Joly-Segalen.
Alors, Segalen, un perdant ? Si l’on peut dire. Pas encore installé, et de manière irréfutable, au panthéon des grandes gloires qu’on n’ose plus toucher, sujet à controverse, ignoré des programmes scolaires… N’est-ce pas tant mieux pour lui ?
Un extrait de Briques et tuiles, dans un passage sur « La mort et les Chinois », d’après R. P. Van Dijk :
« Un bon évêque, ayant converti, baptisé, et un peu plus extrêmonctionné un vieillard qui semblait mourir plein de foi, dans une confiance où la grâce, sans doute, triomphait, – demande au moribond : “Et maintenant, mon fils, que demandez-vous, que désirez-vous ?”
Il y avait une réponse à faire. Une seule. Joignant les mains et levant les yeux en extase, l’agonisant eût dû murmurer :
– “Le ciel”… et s’y envoler.
Mais non. Il a ouvert la bouche et a répondu avec assurance :
“Je voudrais bien une grande écuelle de macaroni, avec beaucoup de piments rouges”. »