Trouées dans le ciel

Un recueil de nouvelles donne quelquefois le sentiment d’être un roman éclaté en une constellation. On lit d’un seul tenant, ou bien par instants, et on retrouve des trajectoires, des silhouettes, des motifs. C’est ce que l’on éprouvera en lisant Les orages, ensemble de treize récits composé par Sylvain Prudhomme, se déroulant çà et là, en Bretagne, à Paris ou au bord de la Méditerranée. Tous disent ce moment où la tension rassemblée dans les nuages éclate avant l’éclaircie ou la lumière toute neuve du jour.


Sylvain Prudhomme, Les orages. Gallimard, coll. « L’arbalète », 192 p., 18 €


Nos habitudes de lecture ont bien changé. Le genre de la nouvelle, familier, grâce à Maupassant, à qui a fréquenté le collège, n’est pas des plus appréciés. Les meilleurs romanciers l’ont pratiqué. Sylvain Prudhomme rassemble ces récits, dont certains ont paru en revue, autre support qui ne connaît plus une grande faveur. Encore que. Internet aide un peu, et quelques éditeurs persévérants.

Les orages met en scène des personnages rarement nommés, sinon un certain Balzac, qui n’est pas celui que nous connaissons, mais un écrivain amateur ayant sa table à Meulan-Paradis, un bistrot entre Mantes-la-Jolie et Conflans-Sainte-Honorine. Pour le reste, une certaine « A » revient souvent, qui n’est jamais la même, mais qui importe. A est par exemple l’épouse d’Ehlman dans « Souvenir de la lumière ». Le couple s’est rendu à l’hôpital en urgence, avec son bébé en danger de mort. Ehlman passera deux mois avec l’enfant, sans sortir de la chambre, avant que le narrateur ne le rencontre, sur le bord de la route qui les ramène chez lui, A, l’enfant et lui. Il conduit. Tout à coup, ses yeux sont remplis de larmes, et il se rend compte que la joie l’envahit, et que tout ce qui arrive, tout ce qu’il voit, lui parait nouveau. Une forme d’éblouissement devant ce monde qu’il a quitté enfermé deux mois durant près du bébé.

Les orages, de Sylvain Prudhomme : trouées dans le ciel

Sylvain Prudhomme © Jean-Luc Bertini

À bien des égards, « La nuit » fait écho à cette première nouvelle : celle qui raconte a échappé à la mort lors d’un accident, et elle raconte devant la mer. C’est, dans le décor d’une île grecque, l’histoire d’une renaissance, avec son compagnon et leurs enfants. Ils sont là pour la première fois, ce sera sans doute la seule. Ils ont échappé aux horloges, son compagnon en particulier : « Je le sens qui a cessé lui aussi de compter, cessé de vouloir, il ne cherche plus à remplir le temps, lui aussi simplement s’y étend, s’y affale, comme tous les quatre nous nous affalons le soir dans nos lits. » Cette dernière nouvelle est la plus radieuse, celle qui dit le mieux ce que les lecteurs de Sylvain Prudhomme ont trouvé dans Légende ou Par les routes. Il est de ces écrivains qui, aujourd’hui, savent le mieux dire avec simplicité, comme une évidence, le bonheur de vivre. Rien de mièvre pour autant. Pas de niaiserie, de formules comme on en trouve chez certains marchands de bonheur pour culs-de-bus. Le monde qu’il décrit n’a rien d’idyllique.

Ainsi, dans « Awa beauté », histoire d’une jeune Sénégalaise qui économise chaque sou pour acheter un salon de coiffure dans un bourg de Casamance. Elle épluche des crevettes, fait des ménages, avec l’espoir de rassembler la somme nécessaire. Ce ne sera pas facile, pour le dire par un euphémisme. Sylvain Prudhomme a vécu en Afrique, situant sur ce continent (ou plutôt sur une île proche) l’intrigue des Grands. Il a écrit des reportages et il n’embellit pas. Mais il ne sombre jamais non plus dans le misérabilisme. Awa est une femme puissante, si l’on ose reprendre le mot de Marie Ndiaye.

Pas davantage de pathos quand il évoque la vieillesse, à diverses reprises, dans des situations angoissantes que nous appréhendons pour nous, pour les nôtres : le grand-père du « Taille-haie » arrose ses pommiers avec du dégrippant, et il a oublié que les araignées de mer étaient l’un de ses plats préférés. On se reconnaît dans ce fils qui, dans « Les cendres », revient du cimetière avec ses parents, âgés :

« Son père est un chêne, sa mère un amandier.

Il voit leurs feuilles qui poussent sous ses yeux, leurs branches qui croissent, qui emplissent calmement l’habitacle. Leurs branches qui depuis quarante ans s’entrelacent, se nouent.

Il se demande qui des deux partira en premier. Il se demande si c’est lui. Si c’est elle. »

Et encore, la fille, personnage central de « La vague », craint pour son père. Elle est en famille à Venise, en temps d’eaux hautes. L’eau laisse des vestiges ou des déchets sur le pavé. Parmi eux, un petit animal qui réjouit ses enfants. Elle pense à son père dont une partie du cerveau s’atrophie, le laissant démuni. Cette partie porte un nom gracieux ; il est aussi l’annonce de ce qui disparaît, fait mourir à petit feu.

Les orages, de Sylvain Prudhomme : trouées dans le ciel

La perte est d’abord inscrite dans le temps qui passe, qui défait ou abîme. Un couple et ses enfants sont réunis en Bretagne, au bord de la mer, dans « L’île ». Ce pourrait être un moment d’exception. Lui est arrivé un peu plus tard et il a attendu de la retrouver, la désirant à distance. Elle se dit « épuisée ». L’échange entre eux, ce soir-là, est découpé en brefs paragraphes très secs, comme si l’affrontement las qui les oppose devait se matérialiser par ces éléments de dialogue et de récit qui traduisent l’épuisement du couple.

Sylvain Prudhomme cite Fellini en exergue. Une nouvelle a ce nom pour titre, et met en relief le mot « abulici », aboulique, pour dire l’état d’un personnage fameux, dans un des plus fameux films de Fellini. Aboulique, sans clarté, faible sont les termes qui qualifient cet homme en panne, comme ils pourraient qualifier celui qui regarde le film, dans le salon de son lotissement pavillonnaire. Une sorte d’autoportrait comme en font les peintres, quand ils se représentent dans un coin de la toile : « Il ne sait jamais très bien à quoi il veut que son roman ressemble. Il ne sait jamais très bien non plus ce qu’il veut dire ou taire de sa vie. Comme tous les jours il se remet à mêler le vécu, le rêvé, le fantasmé, l’absolument imaginaire, qui paraît vrai et l’absolument vrai qui paraît imaginaire. Où veut-il en venir ? Il est bien le dernier à le savoir. C’est encore et toujours le même travail de taupe. »

Est-ce parce que les taupes ont la réputation d’être myopes, on est sensible à des détails soudain grossis que le romancier-taupe propose. Ainsi de cette bonde chargée de matières diverses, que l’on trouve dans « La baignoire » et dans « L’appartement ». La première de ces deux histoires ne raconte qu’un bain, la seconde relate les derniers moments passés par un personnage dans un appartement parisien qu’il a habité vingt ans avec A, et s’apprête à quitter : toute son histoire est là, et peut-être mieux qu’ailleurs dans cette bonde pour laquelle il éprouve « de la répulsion, mais aussi un rien de fascination, un vertige à penser à tout ce qui se trouvait concentré là, de leur vie ».

C’est un indice parmi d’autres. Dans Par les routes, le roman par lequel on pourrait conseiller d’entrer dans l’œuvre de Sylvain Prudhomme, le Temps était arrêté dans des cartes postales envoyées de lieux aux noms souvent surprenants. Ici, il est sur une tombe, dans une bonde, dans la mer couleur de nuit en Grèce, ou à une table du « Paradis » : Balzac, qui n’a de commun avec l’auteur du Père Goriot que la prolixité, savoure son présent : « Je bois au Temps, cher ami. Au temps et à son élasticité. À ses galeries secrètes et ses doubles-fonds sans lesquels on pourrait tout de même vivre bien sûr – mais pas si bien. » Comme quoi se conduire en taupe n’est pas une trop mauvaise idée.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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