Inquiet et inquiétant, le dernier roman de Louise Erdrich, L’enfant de la prochaine aurore, vibre comme une élégie à un univers quasi défunt : désormais privé des grands froids des hivers, un monde totalitaire et religieux boucle les États-Unis, contrôle les femmes et leur descendance à venir. Au milieu du désastre, une jeune Amérindienne raconte à l’enfant qu’elle porte cette angoissante régression.
Louise Erdrich, L’enfant de la prochaine aurore. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Isabelle Reinharez. Albin Michel, 402 p., 22,90 €
Avec le personnage principal de Cedar, née sur la réserve de ses parents, des Indiens Ojibwé, puis adoptée par un couple urbain d’avocats blancs, écologistes dans l’âme, s’installe d’emblée la double appartenance si chère à Louise Erdrich, qui, dans ses quinze romans précédents, a utilisé ce même va-et-vient entre ses deux territoires de vie, une grande ville du Minnesota et la réserve de Turtle Mountain dans le Dakota du Nord. La nouveauté ici vient d’ailleurs et en particulier d’une incursion dans le fantastique et la science-fiction : un flair d’anticipation dystopique pour explorer un genre littéraire hybride.
Sorti en 2017 aux États-Unis, L’enfant de la prochaine aurore a débuté en 2001, peu après l’élection, que Louise Erdrich juge catastrophique, de George Bush, lequel s’attaque immédiatement au droit à la contraception. Le manuscrit ressort avec un sentiment d’urgence en 2016, au lendemain de l’élection du président Donald Trump, toujours pour des motifs politiques, écologiques et féministes, sous l’emprise persistante de la sensation que le monde régresse à tous les niveaux. Un texte repris et remanié à diverses reprises, notamment après lecture de ses quatre filles qui partagent sa vie et son engagement dans la marche de la librairie indépendante Birchbark Books à Minneapolis. L’abondance de conseils et de pistes nuit sans doute à cette fable à visée religieuse et philosophique, trop longue malgré des coupes importantes.
À partir du constat de cette évolution à l’envers, trois lignes de force charpentent le roman : le réchauffement climatique, la surveillance totalitaire et l’euphorie angoissée d’une naissance. Pour la romancière, le texte vient à son heure. Dans un entretien très amical, Louise Erdrich confie à Margaret Atwood son admiration pour La servante écarlate, publié en 1985 aux États-Unis (en 1987 en France), dont le succès ne se dément pas, et commente ses propres intentions : « le livre décrit l’équivalent biologique du désordre actuel […] il parle avant tout d’un monde qui s’écroule, du chaos qui fait suite au désastre ».
Se construit alors une projection des malheurs à venir, un futur proche et terrifiant où s’efface le souvenir des dernières neiges sur terre, où dysfonctionnements et mutations menacent la fertilité du vivant animal et végétal et amènent le pouvoir à s’emparer des génitrices et du contrôle des enfants à naître, notamment pour conserver les sujets sains. Ainsi, Cedar, amoureuse libre qui a déjà avorté dix ans plus tôt – geste manifeste, révélateur dans l’Amérique des présidents Bush et Trump –, glisse-t-elle à son insu, à vingt-six ans, dans un parcours de grossesse de plus en plus entravé, marqué par un kidnapping et une détention dans un hôpital surveillé comme une prison. Autant la vie sur la réserve de sa mère biologique parait sereine et chaleureuse, rythmée par le conseil tribal qui aborde la routine des casinos et du black jack ou le projet d’une niche votive, autant le quotidien de Cedar, isolée et qui doit se cacher pour se soustraire à la rafle, devient précaire et dangereux. À l’évidence, les droits des femmes sont fragiles et leur vulnérabilité totale.
Le récit demeure étroitement chronologique, daté d’août à février, une trace testamentaire sous forme d’un journal de bord intime destiné à être lu par l’enfant à venir. Malgré les personnages de Phil, le jeune amoureux naïf de Cedar, et d’Eddy, mari de sa mère indienne, savoureux dans sa correspondance et les extraits de son journal du suicide, il s’agit essentiellement d’un univers de femmes, celui des filles, dont une petite Lolita gothique née sur la réserve, mais essentiellement celui des mères, aimantes et angoissées, protectrices et toujours diligentes, en particulier la mère adoptive. Les combats d’une jeune femme enceinte, sa relation à l’enfant en développement, son questionnement sur les facteurs héréditaires, prennent un relief particulier dans une période sinistre de politique totalitaire menée par un pouvoir religieux qui s’approprie les ventres comme matière première et simples réceptacles.
Élevée en partie par des sœurs franciscaines, Louise Erdrich, catholique progressiste, considérant que les religions fondamentalistes, les mouvements évangéliques blancs, imaginent toujours des lois pour contrôler le corps des femmes, entend aussi écrire une fable à consonance religieuse qui s’achève par la venue sur terre de « l’enfant de Noël », un fils, un dieu, la lumière du monde. Il n’empêche que Cedar adresse ses prières à sainte Katheri Tekakwitha, Iroquoise du XVIIe siècle canonisée, alors même qu’elle est traquée par Mére, qui voit tout, entend tout et s’adresse à elle par la voix de l’ordinateur. Contrôle, délation, torture pour extorquer des renseignements sur les femmes gravides font de ce monde religieux le lieu de tous les dangers qui permettent d’alimenter une action dynamique, de cachette en fuite et de capture en évasion.
Cette fable orwellienne a de quoi inquiéter, telle une dystopie sur le point de devenir réalité. La permanence de l’inquiétude écologique et de la menace du dévoiement des pouvoirs nourrit cette fiction d’avertissement. En clôture du roman qui revient sur la catastrophe climatique globale et les hivers d’antan, la plume lyrique de Louise Erdrich reprend sa vigueur pour un regret ultime et une évocation somptueuse de la magie des rideaux mouvants de la neige, du craquement des glaces, des grands frimas sur la réserve, dans le regret d’un froid intense et à jamais perdu : « Nous ne savions pas que c’était le paradis ».