Le graveur de la liberté

Avec Mon livre d’heures et Le soleil, les six « romans sans paroles » de l’illustrateur belge Frans Masereel (1889-1972) sont maintenant réédités. Datant de 1919, ces deux suites de gravures sans texte concentrent une immense force narrative dans des images de quelques centimètres de côté. En mouvement perpétuel, tendu vers le hors-cadre, elles regorgent de vie pour, au sortir de la Première Guerre mondiale, constituer autant d’hymnes à la liberté.


Frans Masereel, Mon livre d’heures. Postface de Samuel Dégardin. Martin de Halleux, 224 p., 24 €

Frans Masereel, Le soleil. Martin de Halleux, 96 p., 18,50 €


Mon livre d’heures est le « roman » le plus long de Frans Masereel : cent soixante-sept bois gravés narrant une véritable histoire. C’est sans doute aussi son œuvre la plus intime, où l’on suit une sorte d’alter ego de l’auteur, et une somme qui reprend les thèmes esquissés dans 25 images de la passion d’un homme (1918) et annonce ceux développés dans Idée (1920), La ville (1925) et L’œuvre (1928). Comme La ville, Mon livre d’heures s’ouvre sur une gare, par laquelle le protagoniste découvre la grande ville. Curieux et enthousiaste, il s’intéresse à tout : les trains, la foule, l’architecture industrielle, motif fondamental de Masereel. Les usines, alors présentes à l’intérieur des villes, structurent les images par leurs formes géométriques, composant certaines des plus belles gravures pour exprimer un dynamisme bouillonnant, une activité énergique, et en même temps une menace oppressante, qui envahit les vignettes, telles les deux énormes masses noires de la page 27 ; elles surplombent le héros, qui se renverse en arrière pour les regarder, mais semble aussi s’attendre à être écrasé.

Mon livre d'heures et Le soleil : Frans Masereel, le graveur de la liberté

« Mon livre d’heures » de Frans Masereel © Éditions Martin de Halleux

Masereel représente la grande ville du début du XXe siècle dans cet aspect dialectique, dynamique : pleine d’ardeur et d’animation, elle emplit tout le cadre de l’image, en général assez sombre tant il y a peu d’espace libre, et elle pèse sur l’individu, l’étouffe, l’enferme. Les héros masereeliens oscillent entre fascination et rejet, s’échappent à la campagne où les gravures s’éclaircissent, mais reviennent toujours. Celui de Mon livre d’heures, après avoir examiné usines et rouages de machines, fuit en courant, tout petit, coincé entre le cube opaque d’une banque et des immeubles noirs entrecoupés de cheminées fumantes.

Avec leur noir et blanc, les images de Frans Masereel évoquent le cinéma de l’entre-deux-guerres, aussi bien par sa vision de la ville que par son rapport à la campagne, par exemple Aurore de Murnau, ou Partie de campagne de Renoir. Dans sa préface à l’édition de 1926, Thomas Mann rapproche explicitement l’œuvre de Masereel des films muets de l’époque. Elle en a la force expressive et la poésie visuelle.

Mon livre d'heures et Le soleil : Frans Masereel, le graveur de la liberté

« Mon livre d’heures » de Frans Masereel © Éditions Martin de Halleux

Ayant refusé l’aliénation du travail à la chaîne, le héros observe la ville dans sa dimension humaine, s’informe, se cultive, rencontre l’amour. Cela le rend si heureux que son affection rayonne sur tout ce qui l’entoure : cheval, mendiant, pigeons, vieille femme et surtout enfants. Le blanc l’emporte sur le noir dans une série de huit vignettes sur les jeux enfantins où éclatent la joie et l’humour. Celui-ci est très présent chez Masereel. Ses images laissent aussi place à l’ambiguïté : page 30, on ne sait si le protagoniste est complice d’un pickpocket ou s’il essaie de le dissuader.

On peut lire Mon livre d’heures comme un roman de formation, ainsi que l’écrit Samuel Dégardin dans sa postface. Ou comme un roman picaresque. Un Voyage au bout de la nuit plus enthousiaste. Le héros évolue : il participe à une réunion politique, se forme par la lecture, harangue et mène une foule d’ouvriers, retraçant exactement le parcours du protagoniste de 25 images de la passion d’un homme. Mais, alors que celui-ci finissait fusillé, dans Mon livre d’heures le personnage renonce très vite devant des discussions interminables. À l’ouvrage militant, réalisé en pleine guerre, parabole visant droit au but, succède une œuvre plus nuancée. En frontispice, Masereel se représente à sa table de travail, adressant au lecteur un sourire narquois.

Mon livre d'heures et Le soleil : Frans Masereel, le graveur de la liberté

« Mon livre d’heures » de Frans Masereel © Éditions Martin de Halleux

Le héros connaît ensuite des désillusions, abandon et deuil, puis il voyage, ce qui permet de représenter de magnifiques paysages de montagne et de mer. Enfin, il retourne à la ville du départ. Quand il la contemple, page 136, il le fait cette fois d’un lieu élevé, dominant usines et immeubles. Il manifeste plus d’assurance, n’hésite pas à contester et à se moquer ouvertement des bourgeois, de la religion, de l’armée, des commémorations, des bonnes manières. Il prend ses aises, choque, s’amuse – au carnaval ou à la fête foraine, autre sujet récurrent de Masereel. La balancelle de la page 161 surplombant la ville se retrouve dans Le soleil. Il sauve également une noyée quand l’occasion s’en présente. Mais son attitude générale est résumée aux pages 167 et 168 quand, devenu géant, il compisse la ville puis, rendu à sa taille normale, pète à la figure des bien-pensants. Poursuivi, il s’enfuit à la campagne, le rire aux lèvres. Mon livre d’heures raconte la vie d’un personnage au départ naïf qui choisit résolument l’anticonformisme, à travers une succession foisonnante d’expériences. Cela correspond évidemment aux convictions de Masereel qui, pendant la guerre, mit son art au service de la presse satirique pacifiste et libertaire.

Également paru en 1919, Le soleil témoigne d’une évolution de son trait, légèrement moins âpre et anguleux. Et surtout il inaugure un genre de récit qu’on pourrait appeler panique-onirique, auquel appartiennent aussi Idée et L’œuvre. Le rythme en est frénétique du début à la fin, grâce à un grand sens de l’enchaînement des images, qui mettent en scène des allégories furieusement dynamiques. Dans Idée, le personnage éponyme, une petite femme nue, sème le désordre au sein d’une société qui ne la comprend pas. Dans L’œuvre, un géant lancé dans une quête frustrante répand lui aussi le chaos partout où il passe. Dans Le soleil, un personnage qui, comme ceux de ses autres livres, ressemble à Masereel lui-même, poursuit l’astre lumineux.

Mon livre d'heures et Le soleil : Frans Masereel, le graveur de la liberté

« Le Soleil » de Frans Masereel © Éditions Martin de Halleux

Tel Icare, il ne cesse d’essayer de s’en rapprocher, en une série d’élévations et de chutes. Ces dernières ne laissent aucune trace, car le personnage sort d’un rêve de l’auteur, endormi à sa table de travail. Obnubilé par son but, le héros ne se laisse pas arrêter. Deux belles images, pages 42 et 45, le représentent courant vers la lumière, point de fuite entre les arbres. Si la situation est la même, l’auteur ne se répète pas : dans la deuxième gravure, au lieu d’une route droite, le héros s’enfuit sur un chemin sinueux ; au lieu de quitter la ville, il s’éloigne dans les champs. Une chute dans la mer conduit à des images de fonds marins fantastiques, puis à de superbes représentations d’un bateau, avec mouvements ascendants et descendants, et d’un port, structuré par un phare et une jetée, sur laquelle une fois de plus le personnage cavale vers le soleil. Le symbolisme ne l’emporte jamais sur la mouvement et sur l’humour, qui se combinent pour lui insuffler la force de la vie.

L’absence de texte chez Masereel et la succession narrative des images procurent au lecteur une véritable liberté, lui laissant l’espace entre les cases à remplir. Ces gravures procurent une profonde joie morale et esthétique, les deux étant indissociablement liées chez Frans Masereel. Or, c’est de liberté qu’il traite, de sentiments libertaires et anticonformistes, mais aussi, et peut-être surtout, de la liberté créatrice, puisque Masereel se représente dans ses livres en tant qu’artiste. Cette liberté, il l’entremêle aux affres, aux difficultés de la création autant qu’à celles de la vie, composant en six livres un portrait personnel, aussi bien que celui d’une époque tumultueuse et trépidante.

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