Il est dans l’ordre des choses qu’avec les années les amitiés naissent, s’épanouissent et se fanent ; il est plus rare que cette fatalité de la vie ordinaire trouve à s’inscrire dans une ample et vivante correspondance qui offre de 1899 à 1961 – disons de l’affaire Dreyfus à la guerre d’Algérie – un témoignage capital sur l’histoire intellectuelle de la France. Grâce à ces sept cents lettres familières échangées entre le poète André Spire et l’historien Daniel Halévy – et son épouse, Marianne Halévy –, nous suivons soixante ans d’une belle amitié qui s’étiole et s’éteint, victime surtout des passions politiques et des enjeux des années 1930.
Daniel et Marianne Halévy – André Spire, Correspondance 1899-1961. Des ponts et des abîmes : une amitié à l’épreuve de l’histoire. Édition établie, présentée et annotée par Marie-Brunette Spire-Uran. Honoré Champion, 1 154 p., 48 €
Ce sont deux personnalités assez différentes qui se rencontrent au tournant du XXe siècle. André Spire est né en 1868 ; il vient d’un milieu d’entrepreneurs juifs de Nancy, cultivés et très républicains. Il refuse de reprendre la direction de l’usine paternelle, va à Paris suivre les cours de l’École libre des sciences politiques et entre au Conseil d’État en 1893, où il se passionne pour les questions sociales à une époque où règne un antisémitisme virulent. 1894 : c’est l’arrestation de Dreyfus… Mis en cause en tant que « Juif du Conseil d’État » par un polémiste de La Libre Parole, Spire se bat en duel.
Daniel Halévy vient d’un milieu bien différent. Sa famille, en quelques générations, par l’étude et les mariages, a connu une fulgurante ascension sociale : l’ancêtre, Élie, « obscur cantor » venu du ghetto de Fürth en Franconie, tient à Montrouge une épicerie qui finance les études de ses cinq enfants, dont Fromental Halévy, le futur compositeur de La Juive, et l’historien Léon Halévy. Ce dernier a pour fils le spirituel et mondain Ludovic Halévy à qui l’on doit, avec Henri Meilhac, le livret de La Belle Hélène et d’autres merveilles d’Offenbach… Du mariage de Ludovic avec Louise Breguet (qui n’est pas juive), naissent Élie, le futur historien du peuple anglais et du radicalisme, en 1870, et Daniel (1872-1962). L’enfance de Daniel est heureuse, dans le cadre privilégié de la rue de Douai, qu’il a évoqué dans ses séduisants Pays parisiens de 1929.
Mais, plus encore que la différence des milieux, c’est l’opposition des tempéraments qui rend cette amitié si improbable et si belle. Spire est d’une « spontanéité impétueuse », d’une grande sensibilité, direct, intransigeant, prompt à s’enflammer devant une injustice. Violent même, au point que Daniel Halévy lui fait cette confidence : « Soyez violent, cela me fait plaisir, et davantage cela me rend service. J’ai eu trop de bonheur dans ma vie, plus que ma part. Bonheur de culture, d’entour, de société. Je ne peux pas sentir longtemps ni profondément la colère. » Il voit en André Spire « une sorte de Chérubin de la révolution ouvrière ». Pour sa part, il est davantage tenté par l’observation minutieuse des réalités et un calme pessimisme.
Les deux jeunes gens, le mondain de la Nouvelle Athènes et le poète sensible du Conseil d’État, vont pourtant se rencontrer, dans le cadre bien différent des université populaires, en créant et en animant « l’Enseignement mutuel » et une « Société des visiteurs ». Il s’agit, loin de la charité catholique traditionnelle et du paternalisme patronal, de lutter contre toutes les formes de la misère en donnant à « l’élite » des ouvriers, par des conférences et des causeries – dont la liste et la richesse sont impressionnantes –, les moyens intellectuels d’améliorer leur sort et de défendre leurs intérêts. Idéalisme, enthousiasme, générosité, improvisation… Il est facile, peut-être, d’ironiser sur cet élan tolstoïen qui envoie ces jeunes gens de la haute bourgeoisie parisienne dans les quartiers les plus pauvres de La Chapelle et du XVIIIe arrondissement de Paris, mais, comme le note Marie-Brunette Spire-Uran, qui a édité avec une minutie exemplaire cette monumentale correspondance, ce sont là les germes d’une politique en faveur de l’éducation populaire qui va s’épanouir avec le Front populaire.
Ont-ils cru ainsi résoudre la question sociale ? Les esprits réalistes savent qu’il vaut mieux avoir des syndicats forts. Charles Péguy, lui, publie en janvier 1900 le premier de ses Cahiers de la Quinzaine, il maintient l’utopie sociale des débuts, l’idée socialiste, et n’en démordra pas. C’est donc au moment de l’affaire Dreyfus que les relations entre Spire et Halévy, sous l’égide de l’intraitable Péguy, vont atteindre leur point d’incandescence, ce qui ne va pas sans tensions dans la boutique de la rue de la Sorbonne, tant il est vrai que, comme dira Péguy, « une amitié peut être orageuse ».
Mais peu à peu le mouvement s’essouffle, selon la formule, la politique l’emporte sur la mystique et des divergences apparaissent qui ne vont cesser en silence de s’accroître. André Spire lit dans les Cahiers d’octobre 1904 « Chad Gadya », une nouvelle d’Israël Zangwill et s’identifie à ce dernier, revendique son identité juive, retrouve le judaïsme de son enfance. Il se tourne vers la poésie avec un recueil intitulé Et vous riez, un hommage au peuple – ce « grand peuple dépouillé, grand peuple malheureux » – qui associe prolétariat et peuple juif.
Daniel Halévy semble plutôt céder au désenchantement. Il ne renie pas son engagement dans « l’immortelle affaire », mais il prend ses distances, notamment dans son Apologie pour notre passé de 1910, qui met en rage Péguy. Sans ménagement ce dernier répond par la fureur de Notre jeunesse, et la suite, Victor-Marie, comte Hugo, qui insiste sur l’abîme de classe entre Péguy et Daniel Halévy : « Il ne faut pas nous le dissimuler, Halévy, nous appartenons à deux classes différentes et vous m’accorderez que dans le monde moderne où l’argent est tout […] c’est la plus grande distance qui se puisse introduire ». Tandis que Daniel Halévy propose Quelques nouveaux maîtres en 1910 (Suarès, Claudel, Péguy et Rolland), André Spire, dans Quelques juifs, présente l’assimilation comme un leurre et se réclame du sionisme.
Quand la guerre de 14 survient, André Spire, qui n’est nullement pacifiste, reprend la direction de l’usine familiale de Nancy, tandis que Daniel Halévy s’engage comme infirmier et interprète auprès du corps expéditionnaire anglais. Le patriotisme ici va de soi, même si André Spire plaide plus que jamais en faveur d’un foyer national pour le peuple juif.
Au lendemain de la guerre, il faut se rendre à l’évidence : Daniel Halévy exerce une grande influence dans le monde littéraire par la riche collection des « Cahiers verts » qu’il dirige aux éditions Grasset, et par le salon du quai de l’Horloge, mais il est de plus en plus sensible aux thèses de la droite extrême et André Spire vit cette évolution comme une trahison, sans pour autant rompre avec lui. Une relation ambiguë dont on a d’autres exemples, comme celle entre Romain Rolland et Alphonse de Châteaubriant.
Ce sont, avons-nous dit, des lettres familières, avec ce que cela implique de détails personnels, de voyages, d’anecdotes, de conseils de jardinage et de souvenirs culinaires. À cet égard, on devine que Marianne Halévy, une personnalité rayonnante, a joué un rôle majeur dans le maintien malgré tout de la relation entre les deux amis. Il est vrai que, plus encore que de la correspondance, c’est du journal inédit de Daniel Halévy dans sa totalité que l’on aimerait disposer, à en juger par les pages sur l’émeute du 6 février 1934, sur une rencontre avec Malaparte, sur une extase à Strasbourg redevenue française… des « choses vues » d’une grande intensité.
Sous le Front populaire, tandis qu’André Spire considère les conflits sociaux comme des facteurs de progrès, Daniel Halévy ne veut y voir que chaos, trouble et désordre. Il en appelle à un pouvoir fort qui maîtrise la « démocratie des comités ». C’est vers 1934-1935 que, malgré la diplomatie de Marianne, la crise éclate au grand jour. André Spire reproche à Daniel Halévy de se ranger du côté de ceux qui mettent en péril les « libertés essentielles » et installent un État totalitaire. « Il faut donc que je sois contre eux et contre vous. J’en suis très triste. »
Puis, sous Vichy, Spire, menacé par le statut des Juifs, part avec son épouse en exil aux États-Unis où, pour vivre, il va enseigner, notamment à la New School for Social Research, et publier un traité sur Plaisir poétique et plaisir musculaire. Daniel Halévy, qui ne se sent pas juif – sa mère est issue d’une vieille famille suisse et protestante –, se dit favorable à Pétain, admire Maurras et croit jusqu’au bout à la victoire inéluctable de l’Allemagne. Les deux amis – est-ce encore le bon mot ? – se revoient une dernière fois en 1962, toujours en désaccord, mais toujours attachés l’un à l’autre par une histoire commune.
Nietzsche, dans Le gai savoir, parle de ces « amitiés stellaires », qui sont comme deux étoiles qui se rapprochent et puis s’éloignent. La « vieille amitié » entre Daniel Halévy et André Spire fut sans doute l’une de ces « amitiés stellaires ». Nous garderons une image plus positive de l’œuvre de Daniel Halévy en rappelant le rôle qu’il a joué tout au long de sa vie dans la diffusion, justement, de Nietzsche en France. Outre les textes publiés dans des revues comme Le Banquet ou La Revue blanche dès 1892, Daniel Halévy et Robert Dreyfus publient en 1893 une traduction pionnière du Cas Wagner, et Daniel Halévy publiera en 1909 aux éditions Calmann-Lévy La vie de Frédéric Nietzsche – « cet écrivain de plein air et de marche » –, une biographie qui sera rééditée en 1944 aux éditions Grasset et qui se lit encore avec profit en raison des témoignages que son auteur a recueillis à Weimar et en Italie.