Dans un entretien au journal Gai Pied, publié en avril 1981, Michel Foucault essayait de penser ce que pourrait être un journal homosexuel : « le programme doit être vide », dit-il, et développer, sur ce que pour lui est l’amitié entre deux garçons, « un mode de vie ». Trente après la mort d’Hervé Guibert, Hervelino de Mathieu Lindon apparaît comme les archives de cette amitié, de ce mode de vie que les deux jeunes gens partagèrent depuis que le philosophe les fit se rencontrer.
Mathieu Lindon, Hervelino. P.O.L, 176 p., 18 €
Et c’est bien une écriture des traces, certaines très nettes, d’autres plus lointaines, que propose Mathieu Lindon dans cet étrange ouvrage, si personnel et intime, si désordonné et surprenant aussi comme sont les rues de Rome où cette relation entre les deux écrivains fut quotidienne lors des quatre années à la Villa Médicis où tour à tour ils furent pensionnaires au milieu des années 1980 après la mort de Foucault (1984) et avant celle de Guibert (1991), emportés tous deux par le VIH.
On se souvient de L’incognito, roman publié par Guibert en 1989 (Gallimard), sur son séjour à l’Académie de France à Rome, de son regard acide sur cette petite communauté d’élu.e.s ; on se souvient aussi du livre de Mathieu Lindon intitulé Ce qu’aimer veut dire (P.O.L, 2011) dans lequel l’écrivain relatait l’occupation estivale de l’appartement « lumineux » de la rue de Vaugirard en l’absence de Michel Foucault, mais aussi la manière dont s’inventa entre le fils du grand éditeur et le grand philosophe une forme d’expérience qui passa par la prise d’acides.
Hervelino ne ressemble à aucun de ces deux livres, et c’est tant mieux. C’est donc une archive d’un moment de vie ; il y a parfois de la nostalgie, celle des années 1980 à Rome, à Paris, à New York, celle des pizzerias et autres restaurants que désigne avec soin l’auteur et qui ont fermé, celle du personnel de la Villa Médicis, dont la très aimée Evelyne, désormais à la retraite. L’Italie a vécu l’ère Berlusconi, Libération n’est désormais lu que par une poignée de lecteurs, la loi Taubira a été votée, la vie « littéraire » est à présent gouvernée par des groupes…
Mais ce que tente Mathieu Lindon est autre chose, ce n’est pas un livre romain de plus. Il écrit l’amitié de deux garçons qui n’ont d’autre préoccupation que d’inventer cette amitié même. Cela peut agacer, cela peut laisser indifférent. Mais, au fil des pages, au gré d’une énième anecdote de leur quotidien de ces Jules et Jim des années sida, apparaît une forme. Et n’est-ce pas ce que l’on demande à la littérature aussi ?
Cette forme singulière, miroir de cette relation tout aussi singulière, atteint à la beauté lorsque Mathieu Lindon, dans la dernière partie de l’ouvrage, mobilise les dédicaces que Hervelino a inscrites sur chacun de ses livres offerts à l’auteur. Dans un étrange dialogue avec Guibert mort il y a trente ans cette année, l’auteur, reproduisant les facsimilés de ces dédicaces manuscrites, les accompagnant de quelques lignes qui sont comme des rémanences, fait apparaître l’image fantôme de son ami. C’est bouleversant.