Milos est le héros du nouveau roman de Patrick Grainville. C’est tout d’abord un petit garçon, né à Antibes, dont les yeux sont si monstrueusement bleus qu’un jour sa petite amoureuse, Zoé, lui jette du sable au visage. Elle voudrait peut-être abîmer cet éclat. C’est le geste d’une petite fille qui ignore encore ce qu’elle réinvente : le geste érotique. Milos s’en tire avec une hypersensibilité oculaire, une peur du féminin, et peut-être une certaine propension à détourner le regard. Ne vous inquiétez pas, il surmontera rapidement ses craintes et honorera plaisamment les femmes qui viendront à lui – Marine, Samantha, Vivie.
Patrick Grainville, Les yeux de Milos. Seuil, 352 p., 21 €
Un autre événement détermine l’arc de son destin. Sur la corniche d’Antibes, Milos passe un jour avec ses parents devant le musée Picasso et, juste à côté du musée, il y a le dernier atelier de Nicolas de Staël et cette terrasse d’où le peintre s’est jeté à l’âge de quarante et un ans. Son corps a été retrouvé sur le trottoir par une passante. C’était en mars 1955. Les parents de Milos lui racontent cette histoire. Un même lieu a accueilli le bonheur et le malheur, le triomphe perpétuel du roi Picasso et la mélancolie de l’inconsolé de Staël. Dans l’esprit de l’enfant, une figure hybride surgit : un minotaure avec le corps de Picasso et la tête de Staël, un monstre dont il raconte l’histoire aux femmes qu’il aime, une histoire que les femmes qu’il aime lui racontent aussi.
Le récit est lui-même une figure hybride : il y a l’histoire de Milos, l’histoire de Picasso, celle de Staël, celle de l’abbé Breuil, le décalcomaniaque des grottes préhistoriques, et plusieurs bouches qui s’explorent et se renvoient, amoureusement, le soin d’articuler le discours. L’articulation des corps est indissociable de celle des discours, les bouches conversent, les regards s’échangent, le corps et la parole se désirent l’un l’autre. Cette parole de Milos, cette parole de Samantha qui écrit sur Picasso, ourlée de refrains chantés par le coryphée de Marine, est un flux qui vous rappellera sans doute les heures heureuses d’Ada ou l’Ardeur de Nabokov, lorsque Ada ajoute par-dessus l’épaule de Van ses remarques doucement ironiques. Ce flux de la parole donne le sentiment d’un roman écrit presque d’entre les bras des amants.
Dans une apparente continuité avec Falaise des fous (Seuil, 2018), Patrick Grainville nous propose à nouveau une épopée amoureuse pénétrée d’art. Mais, à la différence de son précédent roman où la grande Histoire, celle de l’affaire Dreyfus, celle de la guerre de 14, jouait un rôle non négligeable dans le destin des protagonistes, ici les personnages se tiennent sans que les dates soient précisées dans une époque moderne relativement épargnée par les grands ravages de l’Histoire, mis à part quelques menaces islamistes discrètement évoquées. L’histoire de Milos, ou plutôt le dédale de ses tourments amoureux, est prétexte à une célébration de l’éros qui n’est jamais séparée de la célébration de l’art pictural. L’écriture de l’auteur dont on connaît l’ardeur y trouve l’occasion de réaliser un vœu : voir fait parler, mais voir fait bander aussi et il n’y a pas de raison de dissocier ces deux plaisirs.
Oui, comme dans son précédent roman, la peinture peut rendre fou, elle pousse certains au suicide, mais, avant une éventuelle hécatombe, elle commence déjà par inspirer au corps une position dans l’espace : assis ou debout devant le monumental Concert de Nicolas de Staël, exposé au musée Picasso à Antibes, ou devant La pisseuse de Picasso peinte à Mougins à une dizaine de kilomètres d’Antibes, dans l’antre du Minotaure (toile exposée aujourd’hui au Centre Pompidou), on s’arrête, on prend le temps, on attend quelque chose, on regarde. C’est une aventure du corps et de l’esprit, ces deux frères ennemis, ces deux fils conducteurs ralliés dans le câble électrique du regard. L’immobilité du tableau parle à l’homo erectus, tenu de suspendre à la fois physiquement et mentalement sa course et son jugement.
Au fond, par sa façon de puiser jusque dans les peintures rupestres calquées par l’abbé Breuil en Namibie et que Milos et Marine vont voir sur place, Patrick Grainville nous invite à nous replacer face aux mystères de la représentation picturale avec notre corps. Cette affaire de la représentation picturale a commencé dans les grottes et se poursuit dans les musées. D’abord un acte de magie ? religieux, déjà ? La couleur s’est libérée des surfaces soumises à la perspective, la figuration s’est progressivement désaliénée, elle s’est rêvée signifiant pur.
Mais si la peinture a suivi une histoire, ou si elle n’a parcouru qu’un long chemin pour mieux nous faire voir les splendeurs de l’art préhistorique, quoi qu’il en soit, la peinture c’est toujours un corps se tenant devant quelque chose, un tableau, en l’occurrence, et il semble que c’est un des thèmes profonds du roman de Patrick Grainville. Le corps devant le tableau est un corps-devenir, un corps pris dans le rêve du peintre et rêvant à son tour de peinture. On est loin du corps « pratiquant le yoga, c’est-à-dire se détournant du monde extérieur, en fixant son attention sur certaines fonctions corporelles, et en respirant d’une façon particulière », ce corps qui cherche à éveiller en lui des sensations nouvelles et un sentiment d’universalité, ce que Freud considère comme « une autre manière de nier le danger dont le Moi se sent menacé par le monde extérieur » (Malaise dans la civilisation). Dans les romans de Patrick Grainville, on se tient devant un tableau et on n’élude pas le danger, on se risque à la métamorphose de soi que la contemplation d’une œuvre peut déclencher.
« Le lieu, c’est important, dit Milos, le lieu précis.
– Vous avez raison, le lieu, c’est capital, le démon du lieu. Même s’il est désormais enseveli sous des représentations d’espèces marines pour visites pédagogiques. » Antibes est un lieu et ses démons ont assisté – puissants ? impuissants ? – à l’émouvante fragilité de Nicolas de Staël, à sa chute finale. Cette grande et haute figure de la peinture (en crise permanente, passant de l’épaisseur à la transparence, de l’abstraction à une figuration peut-être plus audacieuse encore) y aura frôlé sans la troubler l’épuisante vitalité de Picasso, le Minotaure avide, celui qui inventa tout, celui qui ne se lassait jamais d’être Picasso. Les lettres de Staël évoquent un déjeuner commun et une conversation succincte.
L’histoire d’un lieu et des lieux aux alentours qui s’y ajoutent – territoire de Picasso au gré des femmes, Juan-les-Pins, Cannes, Mougins, laissant l’une pleurer à Ménerbes « dans une de ces cages dorées des demeures et des châteaux qu’il réservait à ses ex quand il voulait être tranquille et en posséder une nouvelle » – est délivrée par épisodes en respectant la « vérité polymorphe comme sa peinture ». « Picasso, c’est l’amour sans contradiction ». Alors le récit des amours de Picasso a quelque chose de l’outrecuidance du cubisme : toutes les surfaces demandent à être représentées, aucune ne veut être en arrière de l’autre dans une perspective où les femmes s’éloigneraient l’une après l’autre: non, tout apparaît en même temps, et la narration de Patrick Grainville doit trouver la force d’un sculpteur pour faire voir Picasso.
Pour contrer l’écrasant Minotaure, il fallait Nicolas de Staël, bien sûr, mais c’est peut-être l’abbé Breuil qui réussit le mieux, dans la géométrie du roman, à contrarier la machine à peindre Picasso. En Dordogne, en Espagne, et jusqu’aux sommets des monts du Brandberg, en Namibie, il découvre au tout début du XXe siècle l’art pariétal et en devient le pape. Il est connu pour ses relevés de la grotte de Lascaux qu’il a désignée comme « la chapelle Sixtine de la préhistoire ». Milos et Marine partent en voyage, ils voient la grotte d’Altamira, celle des monts Brandberg, ils y traquent la dame blanche. L’abbé est tout autant que Picasso et Nicolas de Staël une machine désirante. Il trouve sa place naturellement dans cette affaire de peinture, il répond aux angoisses de Milos, à son tourment. Il lui donne un point d’appui.
Bien sûr, Picasso, l’énormité Picasso, menace jusqu’à l’équilibre du roman, il occupe le terrain et fatigue les pauvres humains qui tentent de le circonscrire. On peut tout lui reprocher, son indifférence, ses obsessions, son côté pipi-caca-zizi-nichons, on peut lui reprocher d’être Picasso, châtrer son nom pour n’en retenir qu’un petit « Pic », il est tout de même le plus fort. Il a tout inventé, le surréalisme, le cubisme, mais surtout il a lui-même résisté aux menaces de ses inventions, au risque qu’elles représentaient pour la représentation. Il a si bien persisté dans son être que sa mort (à l’âge de 91 ans) a comme débordé sur les autres, comme une giclée de foutre, un dernier tour de passe-passe giflant tour à tour son petit-fils Pablito, mort d’avoir avalé de l’eau de javel, son fils Paulo, mort d’un cancer, Marie-Thérèse Walter pendue. Il aura fallu que Jacqueline Picasso se tire une balle dans la tête pour mettre fin à ce défilé lugubre.
Mais, dans le roman, la danse des morts n’est pas triste, elle est une parade, comme celle que Cocteau et Satie composèrent et pour laquelle Picasso dessina un gigantesque rideau. C’est ce spectacle qu’Apollinaire qualifia de « sur-réaliste », utilisant ce néologisme pour la première fois. La parade des artistes est censée ouvrir le spectacle, non le conclure. Mais, dans le roman de Patrick Grainville, c’est pourtant bien de cela qu’il s’agit : d’une parade finale, d’un grand déballage avant fermeture, d’une grande fête des yeux avant que l’obscurité tombe sur le monde, d’une ultime giclée d’images avant la fin annoncée de la représentation. Comme le peintre du roman de Pierre Michon, Le roi du bois (Verdier, 1996), lorsque ébloui par une duchesse sortant de son carrosse, pissant à un certain endroit, sous l’œil souriant d’un homme, il cherche ensuite l’endroit exact, « la petite place consacrée où je calculai que s’était tenu le prince », Milos cherche partout la petite place consacrée d’où il aperçoit enfin – parce qu’il a trouvé cet endroit, ce lieu d’être, la solution géométrique de son tourment, comme le sourire du chat rémanent alors que tout a disparu – « l’anus rond et noir du Nu dans un jardin [rouler] tout seul, respirant le parfait bonheur ».
Patrick Grainville a réussi à créer cette épaisseur dorée qui recouvre ses personnages « de pourpre et d’or », il leur a donné des mots, des mots qui s’ajoutent les uns aux autres, pas seulement dans l’onaniste pulsion du synonyme, mais bien plutôt comme dans un effet de tuilage, l’un appelant l’autre, dans ce qui est moins une surenchère, quoique parfois ça en soit bien une, qu’une façon de réinventer le feu : oui, c’est ça, il frotte les mots les uns aux autres parce que quelque chose doit s’embraser. Sa propre histoire, son roman s’enflamme et se consume. Il nous a aveuglés et rendus heureux.