Entretien avec Fabrice Caro

Fabrice Caro, Fabcaro en dessin, est l’un des rares écrivains français à circuler entre roman et bande dessinée, mais aussi à placer l’humour et le comique au centre de son travail. Après Figurec (Gallimard, 2006) et Le Discours (2018), et quantité d’albums dont le succès Zaï Zaï Zaï Zaï (Six Pieds Sous Terre, 2015), il vient de publier le roman Broadway. Il s’entretient avec EaN sur son univers artistique et les liens qui unissent ses pratiques.


Fabrice Caro, Broadway. Gallimard, coll. « Sygne », 208 p., 18 €


Votre œuvre romanesque est publiée dans une collection novatrice dirigée par Thierry Laroche chez Gallimard : la collection « Sygnes », qui regroupe des auteurs de milieux divers (cinéma, arts plastiques, musique, poésie, littérature jeunesse). Vous êtes vous-même issu de la bande dessinée : vous sentez-vous influencé par l’esthétique de la BD lorsque vous écrivez vos romans ?

Pas tellement, pour moi ce sont deux domaines assez cloisonnés, d’où la différence de signature entre Fabcaro et Fabrice Caro, même si on retrouve évidemment un peu mon univers dans les deux. Ce sont deux types d’écriture différents, et même l’un va un peu contre l’autre : en BD je suis elliptique, dans l’efficacité, dans l’humour en priorité, je suis à l’os. Le roman est venu de cette frustration de mots, j’avais envie de faire des choses que je ne peux pas trop faire dans la BD. Et dans mes romans je m’autorise une approche plus sentimentale, l’humour n’y est pas la priorité, même si j’espère que mes romans restent un peu drôles. À la limite, je me sens plus influencé par le cinéma que par la BD quand j’écris.

À quels films pensez-vous en particulier ?

Oh, pas de films particuliers, mais le cinéma de manière générale m’inspire. Après, oui, bien sûr, il y a des totems auxquels je reviens souvent, et la plupart du temps ce ne sont même pas des comédies, je peux être porté par Fellini, Lynch, Godard, Carax, Buñuel, tous ces gens qui donnent envie de liberté artistique, de tenter des choses, de jouer avec les formes narratives. Et évidemment pas mal de Woody Allen que j’oublie toujours de citer mais qui m’a accompagné toute ma vie.

Vos romans ne paraissent pas particulièrement filmiques. Comme dans vos bandes dessinées, l’arrière-plan est souvent laissé vide. L’action est réduite au minimum. L’aspect visuel ne semble pas primer dans vos romans. Votre narration est très intériorisée, une caractéristique qui sépare justement le roman du cinéma. Cela dit, des cinéastes sont venus vous voir pour mettre en scène vos histoires. Une adaptation de votre roman Le Discours doit d’ailleurs sortir au cinéma.

Oui c’est vrai, je ne suis pas un auteur très graphique, je privilégie la narration plutôt que le graphisme, pour moi le dessin n’est là que pour servir la narration. Pour autant, je trouve plutôt cinématographique ce procédé que j’utilise beaucoup, qui consiste en un plan fixe répété, je ne fais qu’appliquer au support BD le plan séquence fixe que j’affectionne au cinéma et que je trouve très efficace, bien plus que les champs-contrechamps permanents. Et c’est vrai que les décors m’intéressent assez peu. Comme je ne traite en général dans mes récits que de l’intime et du rapport humain, je préfère être centré sur les personnages et je souhaite que les décors ne parasitent pas trop le regard. Oui, bizarrement, mon travail intéresse les cinéastes. Chaque fois qu’ils m’ont approché pour des adaptations, j’avais la même réaction de surprise : « Ah bon ? Tu es sûr ? Mais c’est inadaptable tu sais…» Je ne suis pas le meilleur promoteur de mon travail…

L’humour anglo-saxon a-t-il eu un impact sur vos ressorts comiques ?

Oui, bien sûr. Moi qui suis adepte du nonsense, j’ai souvent dit qu’en France on n’a pas tellement une culture de l’absurde, contrairement aux Anglo-Saxons, mais je commence à revenir sur cet a priori en découvrant les retours plutôt positifs sur mon travail… Je cite souvent les Monty Python, bien sûr, les maîtres du nonsense, ou Woody Allen donc, mais je crois que ma révélation en matière d’humour absurde a été la découverte des réalisateurs Zucker-Abrahams-Zucker. J’étais ado quand j’ai vu pour la première fois Y a-t-il un pilote dans l’avion ? et non seulement je pleurais de rire mais quelque chose en moi se disait : « Mais… on a le droit de faire ça ? » C’était une révélation, on pouvait aller loin dans l’absurde, et jouer avec les codes mêmes du support.

Estimez-vous que, pour le paysage culturel français, la comédie n’est pas un genre littéraire sérieux ?

Oui, et pas que littéraire, c’est vrai dans tous les domaines artistiques. L’humour a toujours été un peu le parent pauvre des arts. Dans l’inconscient collectif, l’humour ça n’est pas sérieux. Alors que pour moi c’est très sérieux. J’ai toujours en tête cette phrase de Fred, l’auteur de BD du très poétique Philémon, que j’avais lu adolescent et qui m’avait marqué. Détournant la célèbre phrase de Clemenceau, il avait écrit que l’humour est une chose trop sérieuse pour la confier à des rigolos. Cela dit, j’ai l’air de déplorer que l’humour soit le parent pauvre des arts mais, si je suis vraiment honnête, je crois que je m’en réjouis un peu. Tant qu’on n’est pas pris au sérieux, on peut faire tout ce qu’on veut. Quand on n’a rien à perdre, on peut tout se permettre. La liberté des outsiders. Pour vivre heureux, vivons ignorés.

Entretien avec Fabrice Caro, entre roman et bande dessinée

Fabrice Caro en concert (2016) © CC/Cédric Jover

Vous dites qu’en humour on peut faire tout ce qu’on veut. Ne trouvez-vous pas que le climat culturel actuel impose des limites assez strictes sur le terrain de chasse de l’humour ? Frédéric Beigbeder suggère dans L’homme qui pleure de rire qu’aujourd’hui on ne peut plus rire que de soi-même, ce que vous semblez faire de manière jubilatoire dans vos romans.

C’est vrai, aujourd’hui on se dit qu’à la moindre vanne un peu transgressive, une association va vous tomber dessus, moi-même j’ai parfois eu droit à des retours un peu choqués. Pour autant, il ne faut pas se l’interdire, tant pis. L’humour permet tout, si on lâche là-dessus, c’est foutu. Après c’est une histoire entre soi et soi. Moi je pars d’un principe : je n’aime pas l’humour de moquerie, celui qui ligue les uns contre les autres. Je ne ris pas contre, je ris avec. L’humour doit être un liant, pas une agression. Ça n’empêche pas d’aller loin, on peut très bien pratiquer un humour corrosif mais qui reste une forme de main tendue, il y a une façon de le faire, en tout cas je veux le croire. D’autant que, oui, comme vous le dites, je suis ma première cible, je ne m’épargne pas. C’est le minimum syndical : on peut rire de tout à condition de rire de soi aussi, et accepter que les autres rient de nous. Sinon ce serait comme un combat de boxe où l’un des deux boxeurs dirait : « Alors moi j’ai le droit de cogner mais pas toi OK ? » Ce ne serait pas très équilibré. Personne ne me rabaissera autant que je le fais moi-même, c’est pour ça notamment qu’aucune critique ne me touche, elles sont souvent très en dessous de celles que je m’adresse.

Céline est un des rares écrivains comiques récents accepté en tant que grand auteur. Vous y faites d’ailleurs allusion dans Broadway. Avez-vous beaucoup lu Céline ?

Ah ah, comique, vous trouvez ? J’ai eu la grande chance de découvrir ses livres un peu au hasard, vers dix-huit ans, bien avant de découvrir l’homme derrière, pas hyper recommandable, du coup j’ai eu la chance de le lire avec un œil vierge, sans cet arrière-goût amer. Voyage au bout de la nuit a été une grande claque pour le gamin que j’étais. J’ai enchaîné sur Mort à crédit que j’ai adoré aussi. Puis je me suis intéressé à l’homme et là je dois avouer que ça a un peu gâché la fête, on a beau s’en défendre, on ne peut plus tout à fait le lire de la même façon ensuite…

Quels sont les auteurs qui ont eu le plus d’influence sur votre œuvre romanesque ?

Oh, ça dépend vraiment des périodes, mais mon envie d’écrire mon premier roman, de m’y plonger et de ne faire que ça est venue vers vingt ans, alors que j’étais passionné par un genre d’auteurs qui parlaient d’eux et de leur condition d’écrivain de manière plus ou moins autobiographique, comme Bukowski, Miller, Calaferte, Djian, Brautigan, Fante… Toute cette imagerie romantique à base d’écrivain fauché au pantalon de velours élimé qui tape sur sa vieille machine à écrire en fumant des cigarettes et en buvant de la bière me faisait fantasmer, je voulais être ça – tu parles d’un fantasme… J’avais même acheté une vieille machine à écrire dans un vide-grenier, à l’heure où tout le monde commençait à se servir du traitement de texte sur ordi. C’est cette culture-là qui m’a forgé, ensuite j’ai lu beaucoup de choses dans tous les styles que j’ai adorées bien sûr, dans les contemporains français je cite souvent François Weyergans, Grégoire Bouillier, Philippe Jaenada, Éric Reinhardt

Et du côté de la BD ?

Là aussi ça correspond à différentes périodes de ma vie. Mes premières grandes influences quand j’étais enfant ont été Tintin, Astérix et Lucky Luke. Plus tard, adolescent, j’ai découvert Gotlib, mon maître, ça a été une grosse claque, graphique, narrative… Et puis l’école Fluide Glacial, Edika, Goossens, Blutch… Puis, encore plus tard, à la fin des années 1990 début des années 2000, l’arrivée des éditions indépendantes comme L’Association, avec des auteurs comme Trondheim ou Menu, qui m’ont donné envie de revenir à la BD, avec des récits plus intimistes. Je découvrais qu’on n’avait pas besoin d’être un dessinateur virtuose, ou tout du moins « classique », et qu’on pouvait raconter des choses plus personnelles.

Vous taquinez gentiment les oulipiens dans Broadway. Aimeriez-vous faire partie de ce type de club littéraire ou vous positionnez-vous aux antipodes de la littérature à contraintes, vous qui semblez tant aimer la liberté ?

Oh, je ne les taquine pas vraiment, c’est plus un petit clin d’œil. J’aime beaucoup l’Oulipo, et je connais un peu Hervé Le Tellier que j’aime beaucoup aussi. De manière générale, je n’aime pas appartenir à des groupes, je suis un peu trop « ours » pour ça. Mais, oui, bien sûr, l’Oulipo m’intéresse beaucoup, j’adore les contraintes. Parce que c’est ludique et que ma priorité quand je travaille reste quand même de m’amuser, sinon ça n’est pas la peine. Et puis je trouve que, paradoxalement, plus la contrainte est stricte et serrée, plus on a de liberté, parce qu’on va chercher des angles et des ressources qu’on ne serait jamais allé chercher sans cet enfermement. D’ailleurs, en français à l’école, en rédaction, rien n’est pire qu’un sujet libre, quand le prof vous dit : « Racontez ce que vous voulez, un souvenir agréable… », c’est le gouffre, c’est étouffant de ne pas avoir de contraintes – euh en art je veux dire, dans la vraie vie c’est plutôt l’inverse…

Si vous deviez choisir une contrainte pour un projet oulipien, que choisiriez-vous ?

Ça ne serait pas une contrainte littéraire, basée sur la langue, comme par exemple La disparition de Perec. Plutôt une contrainte de narration, un lieu très restreint sur un temps très limité me plairait bien. Un roman sur un trajet en ascenseur de deux personnes qui ne se connaissent pas, par exemple, j’adorerais faire ça.

Pouvez-vous nous donner une idée de vos prochaines aventures romanesques ?

Non, je n’en ai aucune idée. Là je suis sur une BD que j’aurai bouclée dans quelques mois si tout va bien, et à partir de là je commencerai à réfléchir à un sujet de roman. J’adore ces périodes où je cherche le sujet, l’esprit, l’angle, qui vont me porter et m’habiter pendant les quelques mois d’écriture, c’est une période en même temps très excitante mais aussi un peu angoissante, on se dit toujours : « Et si je ne trouvais rien d’excitant ? » Parce que c’est ça le seul moteur, l’excitation, trouver une idée sur laquelle on a envie de s’amuser pendant cinq ou six mois sans se lasser.

Propos recueillis par Erik Martiny

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