Jean-François Laé et Laetitia Overney ont recueilli le « livre d’or de l’église de la Madeleine » : les écrits déposés par les fans de Johnny Halliday à sa mort, le 5 décembre 2017. Dans ce livre de socio-ethnologie fine et pertinente, attentive, pleine de tact vis-à-vis de son propre objet, le lecteur, la lectrice ont la chance de pouvoir mieux appréhender un événement populaire massif du début du XXIe siècle en France : l’effet social de la mort du chanteur national.
Jean-François Laé et Laetitia Overney, « Johnny, j’peux pas me passer de toi ». Écritures de séparation et mémoire. Bayard, 230 p., 15,90 €
L’immensité de la foule qui a envahi les rues de Paris lors des funérailles de Johnny Halliday le 9 décembre 2017 a étonné les commentateurs. Cette présence collective spontanée, son « évidence sociale », oblige à redonner à l’adjectif « populaire », à défaut d’une définition sociologique clôturée, toute sa noblesse historique : celle qu’un Victor Hugo a décrite en son temps, lui dont les funérailles furent aussi marquées par le déferlement d’une foule immense, « populaire ».
À partir de cette date, s’est mise en place une forme d’action collective dans le temps, avec rassemblements mensuels à l’église de la Madeleine, lieu de la cérémonie, choix de gestes et de postures, usages maitrisés du silence et du son, dons d’objets et de textes : un « livre d’or » en perpétuelle écriture est au cœur du travail sociologique et ethnologique des deux auteurs. Entre le 9 décembre 2017 et le 30 décembre 2019, 50 cahiers (soit 70 000 pages) offrent d’innombrables lettres manuscrites, avec leurs signatures, leurs dessins, le tout dans une grande intensité graphique dont témoignent les photographies présentes dans l’ouvrage scientifique qui en est tiré.
Ce livre foisonnant, divers, riche d’hypothèses et de références, se lit d’une traite et fait surgir de nombreuses perspectives. Un jour, « Johnny » meurt, et la distance avec le corps de la star de son vivant – une distance sans cesse contredite physiquement par le rapprochement physique des concerts – est devenue tout à coup séparation absolue, celle qui rompt la ligne du temps entre un avant perdu à jamais et une séparation pour toujours. C’est bien « l’écriture de la séparation » qui est interrogée ici, et travaillée avec art.
On peut avoir l’impression en lisant ces textes que les fans qui les écrivent sont portés en permanence par la voix, la présence, les paroles de Johnny, inscrits à jamais dans le présent de leur vie ; comme si l’expérience de ses grands tubes emblématiques, faite une première fois puis répétée, sur scène ou sur écran, avait inscrit définitivement une sorte de substance du chanteur en eux, avec ses mots, son corps habité par un rythme qu’il donne mieux qu’à voir, à vivre : présence tellement intrusive à cause de sa séduction extrême, quand l’écart entre le stéréotype d’une image et le réel d’une personne s’écrase dans l’amplitude d’une voix qui, quand elle crie, chante.
Cette voix, du temps de son vivant, était comme baignée de positivité normale ; mais la voix du chanteur résonne autrement après sa mort. Avant, elle naissait d’un corps vivant quelque part, dans un éclat dilaté et rayonnant jusqu’aux extrêmes des horizons intérieurs de l’écoute. Mais après la disparition de son corps, la voix de Johnny, son navire de sons puissants, se déploie orpheline, désamarrée, dans un suspens déchirant, dernier reste de présence du disparu ; et cela change son écho, son silence en fin de portée. La voix de Johnny disparu est comme ravie, captée par la partition de la mort qui semble l’augmenter d’une harmonique supplémentaire, qui nous vient de la nuit des temps et qui rend encore plus tristes les paroles les plus triviales (« Gabrielle ! »), les plus sexuelles (« comme un cheval mort »).
Les écrits des fans sont hantés par les mots des paroles de Johnny, de même que leur apparence physique tend parfois à la ressemblance avec l’idole. Mettre dans une galette des rois une fève à l’effigie de Johnny est bien une façon de le situer au cœur de ce qui se pétrit dans l’espace familial festif, comme germe précieux et signe du point maximum de l’adoption familiale de « notre Johnny » : sur presque soixante ans de carrière, le lien avec ses fans couvre désormais plusieurs générations, de 11 à 97 ans – écart d’âge des personnes qui signent leurs adresses textuelles à Johnny.
Quel est ce lien spécifique entre les innombrables fans et « leur » Johnny ? Ce sont des fans que cinquante ans de podium n’ont jamais lassés, dans un lien dont la mort change le sens et modifie la forme. La séparation change aussi le geste d’écrire et rend sa nécessité poignante. Jean-François Laé et Laetitia Overney traquent ce lien dans une masse innombrable de personnes et une figure d’artiste sur le podium, à travers cette écriture du manque et de la douleur, qui, dans certaines conditions historiques comme un décès, entre en saison de floraison textuelle. Les auteurs vont s’attarder sur une lettre, une phrase, le sens de la signature personnelle, une image, en utilisant avec beaucoup de pertinence leurs nombreuses références théoriques. Il s’agit d’utiliser les sciences sociales pour « comprendre ce qui se passe », et non d’enfermer la richesse plurielle des pratiques réelles. Ce travail part du terrain, et non de grilles théoriques verrouillées en amont.
Mais revenons aux écrits des fans, que l’art des auteurs permet de mieux percevoir. Leur ton est celui de l’intensité de fond. Car s’adresser à un mort dont la présence remplissait la vie, c’est s’adresser à la nuit, au vide du ciel, à sa propre solitude ; c’est accepter de ne pas être lu : « je suis consciente que cette lettre tu ne la liras pas. D’ailleurs, qui lit tout ce que l’on écrit ? Aucune idée. Mais de pouvoir le faire est important ». Écrire avec intensité, en faisant d’emblée le deuil de tout lectorat, n’a rien à voir avec le geste de l’écrivain rêvant de succès. Écrire à celui qui a disparu s’adresse à sa propre mort, et donc à ce qui, dans sa propre vie, est le plus intime de la solitude du « je ». Dans cet espace-là, il n’y a plus de protection tactique, plus de hiérarchie sociale, plus d’échelle entre mépris et intimidation, entre riches et pauvres, entre stars à succès et « anonymes » (« nous sommes les anonymes », dit un texte) ; et, plus en profondeur, entre vies « réussies » et vies « ratées » : tous font face au même chagrin d’amour, à la même mort – l’inégalité de base frappe à la naissance.
Tous sont parfois ivres la nuit, titubant au bord du monde, et, entre une star couronnée de succès, donc d’argent et d’amours – ces trois pôles du bonheur social –, et ceux qui n’ont jamais pu sortir d’une enfance abandonnée, d’une trajectoire marquée par les épreuves, deuils, maladies, précarité, sentiment d’échec, solitude de la prison, l’égalité du face-à-face que pose cette « écriture de séparation » est absolue. Le comble du grand écart existentiel se situe entre ce détenu dont la seule présence affective et presque physique dans sa vie est celle de Johnny, de sa voix, de ses chants, et la star elle-même, saturée d’une surabondance de succès, de biens, de mariages, de maisons, d’amours, de « potes »… mais capable de hurler du sang plein les yeux : « lui Diego, seul dans sa prison ». Quand ce détenu écrit à Johnny, c’est dans un face-à-face d’égalité absolue.
La hiérarchie de genre disparait elle aussi dans la sphère de ce type d’écriture. Les femmes qui écrivent font résonner leur « je » dans un face-à-face d’une intensité égale à celle des hommes, démontrant que la différence de genre est secondaire par rapport à celle de l’identité de la réflexivité humaine. Le tutoiement et le possessif sont les vecteurs de ce lien de totale égalité dans l’intime : « Mon Johnny, tu as rempli ma vie ». Les mots choisis sont pleins de résonances. Les lettres reprennent souvent les paroles des chansons. Il n’y a pas que la voix, la mélodie, le rythme, la figure, le corps de la star ; il y a, en plus, le don qu’il effectue de ses mots, repris en chœur en chantant et écrits sur le papier comme venant de soi-même : un « soi » qui a accueilli Johnny en son creux, il chante dans son ventre les choses heureuses et malheureuses de la vie, et rien ne peut faire oublier cette étreinte entre ce qui est ressenti parfois au plus profond des solitudes et le don de son expression violente dans des sons, des phrases et toute une scénographie. Ce qu’a donné Johnny à ses fans, ce sont les mots de leurs malheurs, de leurs chagrins, de leurs ivresses, que sa voix et la musique transforment en la réalité d’une vie digne d’être vécue, si elle est ainsi chantée.
Le plus souvent, Johnny est tutoyé. Mais ce « toi ! » n’a pas la même sonorité psychique que les autres tutoiements d’intimité familiale ou sociale ordinaires. Ce tutoiement adressé à Johnny mort est presque un cri, un geste sous forme de mot, une main qui se tend vers le grand vide laissé par la mort, comme si toutes ces lettres manuscrites étaient écrites dans le creux insomniaque de la nuit, quand, les yeux ouverts sur le noir, l’éveil crucifie la pensée face au tragique de la vie, de l’amour, de la mort. C’est l’espace du grand tutoiement aux dieux, aux puissants, aux êtres aimés : ce levier d’interpellation majeure, le « toi ! », oblige à respecter l’échange et la grave vérité de ce qui se communique dans la lettre au défunt. « Toi, mon Johnny »… c’est le ton ici qui ramène tout près de soi le visage de la star, un visage dont la mort a tué la réalité en même temps qu’il en a agrandi la surface.
Les sciences sociales ici sont à l’œuvre pour mieux cerner la naissance en quelques mois de l’invention d’une forme contemporaine d’action collective dont le mot de « rituel » (heureusement tenu à distance par le texte) tendrait à effacer la spécificité. Un rituel se définit par sa répétition codée et anhistorique ; or, ici c’est justement la naissance historique d’une forme sociale qui constitue le terrain de recherche. De même, les termes tournant autour du « cultuel » et du « religieux » ont été, de façon pertinente, maitrisés. Le culte religieux suppose une institutionnalisation en amont de sa propre liturgie, où le dogme idéologique et le geste approprié s’imposent en tant que norme, alors que, parmi les fans, même sur le site de l’église de la Madeleine et avec l’aide du personnel clérical, tout s’invente et tout nait des acteurs eux-mêmes, tout s’adresse à une figure particulière, dont le style ne correspond pas à la pompe catholique : un Johnny tatoué et souvent agressif, avec « sa gueule »… « Souvent un seul regard suffit / Pour vous planter mieux qu’un couteau » (1979) : paroles géniales (de Gilles Thibaut) sur le coup d’œil qui tue. Le talent est aussi ce qui permet l’efficacité de la communication sur le fond d’une expérience minuscule mais universelle, être soi sous le regard d’autrui.
Les fans en deuil vont bien sûr copier les scénographies de la culture contemporaine du deuil dans notre société, historiquement mises en place par l’Église catholique en France ; mais ce qui se vit et s’écrit dans ce contexte appartiendra à un autre registre que celui du pur religieux. Il faut se reporter dans l’ouvrage aux analyses très fines sur la grosse croix baroque portée par Johnny lui-même, sa foi particulière (« j’en parlerai au diable »), les formes de foi portées par tous ces usages particuliers du religieux, qui tendent à accroitre la distance entre foi et Église. D’où la présence de nombreux athées dans la foule, qui se déplacent et écrivent eux aussi. Il semble qu’on assiste là non pas à l’explosion d’un retour du religieux, avec pèlerinage et culte votif, mais plutôt à ce qui rend possible dans notre société une forme sociale collective dans le deuil, qui a bien à voir avec le sacré du religieux, mais en dehors de lui, comme s’il était tout simplement impossible qu’une grande émotion collective ne se manifeste pas sur la place publique, en utilisant les outils et les lieux de sa propre culture, autels et bougies, paroles et chants, silences et gestes, parvis des églises. Dénuée de toute organisation institutionnelle, cette immense manifestation de vie et de sentiments populaires a su trouver son expression sur la place publique, en frôlant mimétiquement le religieux sans se confondre avec lui, en touchant le politique sans pour autant s’y inscrire. Il fallait, pour le comprendre, des chercheurs libres de toute idée reçue, ouverts à ce qui nait dans les formes sociales non encore défigurées par la représentation d’elles-mêmes dans le miroir des écrans et des commentaires en bas de page.
Et si c’était le politique, plus que le religieux, qui était frôlé par la mobilisation des fans de Johnny ? C’est l’immensité de la foule envahissant la capitale lors des funérailles qui a interrogé plus d’un commentateur devant son écran, plus d’un politique jaloux d’une telle ferveur. À leur balcon, ils se sont gratté la tête, signe éthologique de la perplexité : un an tout juste avant les Gilets jaunes, tous ces gens venus de strates sociales hétérogènes, qui étaient supposés être prisonniers du « chacun pour soi », de l’individualisme censé croitre depuis le XVIIIe siècle, ne seraient-ils pas aussi des acteurs, tous ensemble, dans le partage de leurs émotions ? Et si, ici, se jouait le signe de ce qui est en général dénié, voire défiguré, une vie morale de ce qu’on appelait jadis « le peuple » ? Une « vie morale » au sens d’un partage évident d’un même système de valeurs fortes, implicites, qu’un chanteur a mis en forme ?
Et si, ici encore, on avait l’occasion de se rapprocher un peu du réel de la vie sociale, de « tout ce que les pratiques sociales brassent de nouveau, envers et contre tout ce que les pouvoirs entreprennent pour en écraser le sens sauveur » ? Cette phrase de Pierre Naville (La passion de l’avenir. Le dernier carnet, 1988-1992, éditions Maurice Nadeau, 2010) revient en mémoire à lecture de ce travail. Dans un tel mouvement collectif, l’émotion retrouve son sens littéral de mise en mouvement de tous les espaces, celui de l’intimité réflexive et subjective, celui du corps physique « remué » par la force de l’émotion, enfin les espaces extérieurs et publics envahis par les foules bouleversées. Quand trop d’émotion due à la violence de la vie, c’est-à-dire de la mort, bouleverse les habitants de nos mégapoles contemporaines, on quitte le chez-soi, on tourne le dos aux écrans, on envahit le dehors… A lieu alors une bascule du coefficient de réalité : dans le temps ordinaire de la vie quotidienne, celui des soucis et non pas des tragédies, les écrans bariolés de la publicité semblent porter le réel, et la rue est grise, ennuyeuse… Mais, tout à coup, quand la tempête émotionnelle collective se déchaine, dans un vaste mouvement de foule, c’est la place publique de la manifestation qui se retrouve investie de la force du réel social ; et les écrans se retrouvent renvoyés à leur régime de seconds artificiels, de pâle reflets, de miroirs souvent déformants.
On peut maintenant, grâce à la lecture de ce « livre d’or », poser la question : qu’est-ce qui se partage, qu’est-ce qui s’échange entre les fans et « leur » Johnny ? Il y a dans la figure de Johnny la représentation d’une forme particulière du malheur social contemporain, celui de la désaffiliation sociale du « jeune », même vieillissant, au sein de l’espace public plutôt urbain. Le chanteur lui donne une expression esthétique sensuelle tonitruante, « terrible », formidable comme sa voix : figure de l’abandon à cause d’une parentalité navrante de nullité (donc de cruauté), à cause des premières précarités qui accroissent la solitude dans la multitude, à cause de la dureté « dans la rue », des coups reçus et donnés, cherchant encore plus ce qui manque toujours, vitesse, « amour »… Le succès d’un Johnny vieillissant, riche et célèbre n’a jamais terni ce stéréotype-archétype dans notre culture du sujet seul et nu face au social écrasant. Les femmes aussi y sont sensibles et sont « fans » à égalité, dans ce partage d’une intense imagerie d’époque – comme quoi elles sont bien capables de « se mettre à la place » de l’autre sexuel.
Que de lettres de fans écrivent la douleur, la perte de l’autre, la solitude, la fin de l’amour, comme si les grands succès de la star permettaient d’en dessiner la fresque remarquable, comme si la performance esthétique devenait le véhicule d’une vraie communication sur la douleur de vies gâchées par les destins de toute nature ; et du cœur même de cette douleur, jaillit avec la musique, grâce à elle, la grande fureur désirante du « vivre encore ». Johnny, à travers ses chansons, avec son style propre, offrait à ses fans une manière d’être en guerre contre les grandes douleurs, contre les grandes failles de soi aussi. Une guerre que la force et le talent du chanteur ont transformée en danse de liberté.