Régine Robin (1939-2021)

L’historienne, écrivaine, sociologue et traductrice Régine Robin, née le 10 décembre 1939 à Paris, est morte le 4 février 2021 à Montréal, laissant une œuvre vaste et multiple, qui interpelle les disciplines et les écritures de l’histoire. Pour En attendant Nadeau, son amie l’historienne Sonia Combe se souvient.

Hommage à Régine Robin (1939-2021)

Régine Robin © Francesca Mantovani

Régine lisait régulièrement En attendant Nadeau tout comme elle avait lu auparavant La Quinzaine littéraire. L’une de nos dernières discussions, avant que la maladie ne la rattrape, avait porté sur deux critiques opposées d’un même roman dans un numéro de l’automne dernier. La littérature est en danger ! s’exclamait-elle. Elle fulminait contre les historiens qui montaient au créneau pour défendre l’Histoire dont s’emparaient des écrivains. Rien d’étonnant pour qui connait son œuvre. Elle-même était historienne, sociologue aussi, puisqu’elle enseigna la sociologie à Montréal, mais sa reconnaissance, bien au-delà de la France et de ses titres universitaires, était due à son œuvre unique, inclassable.

Certes, avec un ouvrage aussi savant qu’Histoire et linguistique (Armand Colin, 1973), Régine s’était imposée comme une spécialiste de l’analyse du discours et elle allait encore le prouver dans bien d’autres écrits. Mais c’est avec Le cheval blanc de Lénine ou l’Histoire autre (Complexe, 1979) qu’elle allait imprimer sa marque de fabrique. Avec ce livre devenu livre culte parmi nos amis d’idées, elle allait dépasser sa condition d’historienne et devenir bien plus : une écrivaine.

Hommage à Régine Robin (1939-2021)

Régine se fichait des frontières comme des œillères. L’historienne se métamorphosait en romancière au gré de ses humeurs, de ses attirances. Elle pouvait s’inventer une rencontre avec Harry Bosch, le flic des romans de Connelly à Los Angeles, un oncle à Buenos Aires, un passé de chiffonnière à Prenzlauer Berg, tout cela au sein d’un ouvrage muni de tous les signes requis par l’édition scientifique, notes de bas de page et appareil critique. Elle se jouait de la surprise que provoquait son mélange des genres. Tantôt elle était Anna Seghers, tantôt Christa Wolf, qui furent toutes deux le ciment de notre amitié. L’autofiction lui permettait de parfaire son personnage et chacun de ses livres finit par devenir l’occasion de se raconter. Régine savait parler, se mettre en scène, comme personne. La librairie Tschann, boulevard du Montparnasse, en fut plus d’une fois le théâtre. Héritage d’un passé militant, elle était aussi une redoutable débatteuse.

Son dernier livre, Ces lampes qu’on a oublié d’éteindre (Boréal, 2020), portait sur l’œuvre de Patrick Modiano. Elle-même aurait pu être un personnage modianesque sur toile de fond de l’Occupation à laquelle, enfant cachée, elle avait survécu et que lui rappela le cruel confinement du printemps dernier. Une grande partie de son œuvre est traversée par son rapport à l’Allemagne. Incapable de dire un mot en allemand, elle n’en perdait pas un seul : l’allemand, elle n’avait pas eu besoin de l’apprendre, il s’était superposé au yiddish qu’elle traduisait et auquel elle avait consacré un livre, L’amour du yiddish (Le Sorbier, 1984). Pour s’intéresser ensuite, avec Le réalisme socialiste : une esthétique impossible (Payot, 1986), au genre littéraire d’une expérience historique ratée dont elle se désolait. De son engagement, de celui de ce père qui avait vu le cheval de Lénine, elle avait gardé le rejet du nationalisme comme du provincialisme – hexagonal ou autre. Raison pour laquelle le Québec, son pays d’adoption, n’échappa pas à sa critique. Son passé pas si antinazi que ça et son rejet des étrangers, et ses tendances au repli identitaire, furent le sujet de Nous autres, les autres (2011), suite de La Québécoite (1983) – autant de vérités qui ne lui valurent pas que des amis.

Hommage à Régine Robin (1939-2021)Citadine, elle écrivait dans les « bistrots », comme elle disait, assise au fond, jamais en terrasse. Elle prenait des notes, rassemblait ses idées sur les expos, les films, l’air du temps, avant de retourner à Montréal où elle vivait avec Claude, son compagnon, pour s’enfermer et écrire pour de bon. Montréal, disait-elle, était sa maison de campagne, elle qui n’en possédait aucune et n’aimait guère la campagne. Il lui fallait la frénésie des mégapoles. Ses villes préférées étaient Paris, sa ville natale, à laquelle elle consacra Le mal de Paris (Stock, 2014), New York où, après avoir vibré à la vue de l’échangeur sous le pont de Brooklyn, elle m’entraina jusqu’aux confins du Bronx lorsqu’elle rédigeait Mégapolis (Stock, 2009) – tout comme à Bucarest où, nous échappant d’un colloque, sa curiosité à aller voir toujours plus loin nous fit nous perdre un jour dans un immense camp de Roms d’une misère à ciel ouvert que Paris allait bientôt connaître –, et Berlin, enfin, ville où, avec une sorte de coquetterie que je partage, elle disait ne se sentir bien qu’à l’est. L’est qui n’est plus l’Est mais, retapé, ripoliné comme elle le décrit dans Berlin Chantiers (Stock, 2001), une ville dont elle recherchait les traces de son propre espace temporel, entre nazisme et stalinisme, traces tour à tour effacées pour remonter violemment à la mémoire. Au point qu’ici comme ailleurs l’hypermnésie conduisit à La mémoire saturée (Stock, 2003). Dans Un roman d’Allemagne, son écrit le plus personnel, elle inventera son ultime roman familial. Avec Emma Epstin comme pseudonyme, la boucle aura été bouclée.

Régine aimait l’idée de boire un verre davantage que le verre lui-même, les opéras de Wagner et les séries américaines. Une amitié intellectuelle avec elle était une chance.

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