Un deuxième roman peut être une étape délicate. Mais Éric Richer avec Tiger et Thierry Decottignies avec Fratrie poursuivent dans la lignée des prometteurs La rouille (2018) et La fiction Ouest (2019). Ces deux textes assez sombres ont en partage une écriture capable d’exprimer la violence. Frontale en ce qui concerne Éric Richer, plus sourde et intérieure pour Thierry Decottignies. Leur part de lumière dans cette noirceur naît de personnages ayant le courage de se débattre.
Éric Richer, Tiger. L’Ogre, 256 p., 20 €
Thierry Decottignies, Fratrie. Le Tripode, 160 p., 15 €
Tiger se situe en Chine, loin des capitales historiques et des mégalopoles ultra-modernes, aux confins du Shaanxi et de la Mongolie intérieure, eldorado minier où l’on meurt d’anthracose. Pour s’y distraire, on parie sur des combats de chiens, ébouillantés s’ils perdent, et on fréquente des prostituées mineures. Tiger n’est pas un livre aimable : de la Chine, et un peu de la Russie, Éric Richer ne décrit que des appartements glauques, des stations-service, des clubs clandestins, des parkings. Le seul lieu avec un peu d’humanité est un foyer pour enfants blessés, qui devient le cœur battant du livre. La dureté apparaît comme un choix esthétique assumé : le style est familier, âpre, heurté, à coups de phrases brèves, souvent nominales ; pour décrire les sévices infligés aux plus fragiles ; en accord avec des personnages souvent incapables ou peu désireux de développer. On s’enfonce dans le milieu de la pègre, montrée sans romantisme, et de son envers maudit. Ceux qu’elle considère comme des marchandises : chiens, femmes et enfants.
Une des rares échappées positives conduit au sommet d’un building de Xi’an, capitale régionale en expansion. Zhuzi, le grimpeur des toits qui sert de guide, « s’accroche au parapet d’une main, se penche et fait une vidéo pour alimenter son feed ». Du toit, on découvre « la ville, bleu électrique, presque ultraviolette dans le déclin du jour […] fourmilière futuriste ». Enfants et adultes sont fascinés, en un exceptionnel moment d’émerveillement. À ceci près que, quelques pages plus tôt, un enfant du refuge regardait sur sa tablette un autre rooftopper, « qui fait des tractions dans le vide au soixante-deuxième étage et qui tombe ». C’est « une vraie vidéo, pas un fake ! », affirme le garçon. De fait, le – vrai – rooftopper Wu Yongning est tombé dans ces conditions exactes en 2017.
La force de Tiger tient à cette tension entre une fiction par ailleurs très romanesque – telle une Némésis, la vieille chamane Os de Tigre poursuit violeurs et trafiquants de chair humaine – et les éléments de la réalité qu’elle intègre tels des blocs de sauvagerie bruts impossibles à digérer. Ces camionnettes au volant desquelles Esad traverse les frontières européennes, ces camionnettes pleines d’enfants qu’on s’échange sur des parkings discrets, « des filles d’Ukraine ne faisant pas leur âge, troquées contre des filles de chez eux et destinées au marché pédo », ces enfants marqués sur le front d’après leur valeur, torturés et tués pour l’exemple dès qu’ils se rebellent, existent-ils vraiment ? On a peur que oui.
La peur imbibe d’ailleurs cet infra-monde saturé de violence. La chute menace toujours des personnages marchant au bord du vide comme des rooftoppers trop confiants ou des somnambules. Pour y échapper, il faut se réfugier ailleurs. Dans l’hébétude qui, sous le poids de la culpabilité, frappe Esad, le bandit russe en exil. Dans le monde délirant d’Os de Tigre, SDF vengeresse. Dans les rêves que note soigneusement Xujin, l’éducatrice au passé d’enfant de secte. Un espoir subsiste, à travers le refuge créé par une femme qui croit à « ce qui se dit et se répand sur un petit territoire ». À travers l’amour qui a touché Esad et l’a éveillé à la compassion. Mais de la fin, assez attendue et peu réaliste, on pourrait conclure que cet espoir est illusoire, comme les enfants rêvant que les méchants soient punis.
Dans La rouille, Éric Richer faisait déjà, implicitement, le procès d’une masculinité conduisant les femmes à l’exil. Dans Tiger, elles n’ont même plus ce choix. Celles qui sont coincées là où dominent des valeurs viriles exacerbées ne peuvent que subir. Le chef d’un réseau pédophile dit à Esad : « Où que tu ailles, abjure, mon ami, abjure, la voilà ta liberté. Les croyants vivent dans le passé, seuls les pécheurs ont un futur. […] Pas de honte à avoir, nous sommes nés pour réguler ». Mais la critique dépasse les délinquants : parlant de la Chine et de la Russie, la patronne du refuge juge que les deux pays « partage[nt] les mêmes valeurs : poigne, business et revanche ». Avec une efficacité glaçante, Éric Richer dénonce les conséquences d’un certain système de valeurs appliqué jusqu’au bout de sa logique.
Fratrie se déroule dans un décor moins lointain, très actuel : manifestations et couvre-feu. Le narrateur vit avec ses trois frères : Seth, grabataire à la suite d’un accident, Thomas, policier, et Matteo, émeutier. Dès le début, le narrateur craque : « l’angoisse, un matin, une angoisse comme un coup de couteau dans le ventre, m’a décomposé ». Thomas et Matteo sont le plus souvent dehors, mais lui ne sort pas. Si ce n’est quand Erica, une belle voisine, lui demande de l’accompagner à la supérette. Ensuite, Matteo poignarde un policier. Thomas et le narrateur partent à sa recherche, et on lit leur périple jusqu’à une ville de province où le narrateur échoue, seul. Mais on s’aperçoit vite que, dans ce récit, quelque chose cloche. Si le narrateur rêve parfois, sa voix a tendance à mêler songe et réalité, qui se confondent en un état gris et nauséeux de semi-veille que Thierry Decottignies maintient du début à la fin, grâce à une écriture patiente et précise, aussi déterminée que tenue.
Dans La fiction Ouest, ce cauchemar basse résolution baignait tout un parc d’attractions au fonctionnement totalitaire. Ici, on se retrouve davantage plongé dans une dépression individuelle. Leurs noms et occupations font de Thomas et Matteo des doubles évidents. Comme ils s’effacent et finissent par disparaître, ne sont-ils pas que des avatars du narrateur ? À l’instar de Seth, abandonné sous une couverture verte ? Le protagoniste est victime d’un accident de voiture, contracte la fièvre, tombe d’une falaise après avoir vu un homme mourir de la même chute. Soumis à un intense désarroi, affecté par la souffrance, il ne peut rester complètement dans cette réalité. Ce qui expliquerait qu’Erica fasse ses courses à la supérette sur un cheval sans rênes ni selle.
L’image d’un homme tombant permet de rapprocher Fratrie et Tiger, qui partagent plus encore la contamination de la réalité par le rêve comme moyen de se protéger de la violence. Celle de Fratrie est feutrée, mais, prenant un car, le narrateur n’arrive pas à quitter la ville (de même que le héros de La ville fond de Quentin Leclerc, autre roman étrange, n’arrivait pas à rejoindre une ville). Sa chambre est occupée par un autre. Il ne parvient pas à sauver un pigeon, qu’il finit par éviscérer. Une jeune femme, Jasmine, maîtrise, quant à elle, la réalité en réorganisant sans cesse sa collection de photos. Elle lui en offre deux. Par ce don, le narrateur pourra peut-être exercer un peu de contrôle sur sa vie.
Fratrie comme Tiger expriment une grande foi dans l’écriture fictionnelle. Pour dire les souffrances des opprimés chez Éric Richer. Pour exprimer un mal-être presque ineffable chez Thierry Decottignies. Dans l’attente « que la terre […] entrouvre ses abîmes profonds », ou que des tigres vous démembrent, comme si, face à une violence trop grande, il fallait se défaire pour renaître.