L’éclatante réussite du Festival de Salzbourg, qui, malgré les restrictions imposées par la crise sanitaire, a fêté brillamment son centenaire en août 2020, a fait oublier les difficultés rencontrées au moment de sa fondation. Pour imposer leur projet ambitieux, Hugo von Hofmannsthal et ses amis le metteur en scène Max Reinhardt et le compositeur Richard Strauss (directeur de l’opéra de Vienne à partir de 1919) devaient surmonter les difficultés matérielles de la toute jeune République d’Autriche et les résistances de la population locale qui ne se doutait pas que ce festival allait devenir la poule aux œufs d’or de l’industrie touristique. Dans les textes rassemblés, commentés et traduits par Jean-Marie Valentin, Hofmannsthal présente le programme d’une refondation de l’identité culturelle autrichienne.
Hugo von Hofmannsthal et le Festival de Salzbourg (1917-1929). Jedermann. Le Grand Théâtre du monde de Salzbourg. Notes pour un « Xenodoxus ». Traduction, présentation et annotation par Jean-Marie Valentin. Artois Presses Université, 484 p., 33 €
Pour son centenaire, en août 2020, le Festival de Salzbourg avait annoncé un programme fastueux prévoyant l’équivalent d’une saison complète d’un opéra, d’un théâtre et d’une salle de concert réunis. Finalement, la pandémie de coronavirus a conduit au report d’une grande partie de ce programme à l’été 2021. Mais les festivaliers ont tout de même eu droit à deux opéras, Elektra et Cosi fan tutte, à une cinquantaine de concerts et à la création de deux pièces, Zdenek Adamec de Peter Handke et Everywoman de Milo Rau et Ursula Lardi, qui faisait pendant au Jedermann de Hofmannsthal (adaptation d’un Everyman anglais du XVIe siècle) présenté le 22 août 2020 dans une nouvelle production. Le 22 août 1920, une représentation de Jedermann, mis en scène par Max Reinhardt, avait inauguré le premier Festival de Salzbourg.
Le choix de ce Jedermann. Le Jeu de la mort de l’homme riche fut au départ une solution de fortune : Hofmannsthal, qui n’avait pas encore terminé son Grand Théâtre du monde de Salzbourg, avait proposé cette pièce déjà mise en scène par Max Reinhardt lors de sa création à Berlin en décembre 1911. En août 1920, représenté sur le parvis de la cathédrale de Salzbourg, ce morality play prenait un sens nouveau : il s’agissait, selon les mots de Hofmannsthal, « d’opposer à un monde fracturé au-delà de toute expression un état intact » de l’ordre social, de rendre au théâtre le rôle d’institution morale que lui assignait Schiller et d’affronter la situation de crise de l’après-guerre.
Jedermann est un bel exemple de l’art de Hofmannsthal que Friedrich Gundolf, cité par Jean-Marie Valentin, définissait ironiquement comme « le poète des relations, des impressions, des réactions, donnant forme au déjà formé, voyant du déjà vu, épigone de Goethe, plein de goût et de maturité, Protée de la culture ». Poeta doctus naviguant sur un océan de références à des textes de l’Antiquité, du Moyen Âge, de la Renaissance, mais aussi à des auteurs contemporains, à la Philosophie de l’argent de Georg Simmel et au théâtre symboliste de Maeterlinck. Pensers nouveaux et vers antiques, la combinaison n’aurait rien d’inhabituel. Ce qui intrigue et déconcerte, chez Hofmannsthal, c’est sa référence à une tradition théâtrale « ininterrompue durant cinq siècles » dont il espère la renaissance « sur le sol austro-salzbourgeois », comme il le dit dans une interview publiée en 1919. Cette tradition, précise-t-il, est le propre « de l’ethnie bavaro-austriaque dont l’apogée, la culture théâtrale viennoise, a conquis la première place en Europe à côté de Paris ».
« Bavaro-austriaque » : ce mot bizarre, dont la traduction de Jean-Marie Valentin restitue parfaitement l’inquiétante étrangeté, montre à quel point l’effondrement de l’ancien Empire austro-hongrois et la naissance difficile de son petit État successeur, la République d’Autriche, avaient désorienté Hugo von Hofmannsthal. C’est le même auteur qui, pendant la Grande Guerre, avait exalté l’idée d’une Autriche héritière de la Rome impériale, engagée dans une « lutte millénaire pour l’Europe », investie d’une « mission millénaire confiée par l’Europe » et animée d’une « foi millénaire en l’Europe » (discours sur « L’idée de l’Europe » de novembre 1916), synthèse des civilisations latine, allemande et slave, cœur et rempart de l’Europe centrale depuis les guerres contre les Turcs. Après ces visions grandioses d’une Autriche incluant toute la diversité du monde, l’espace de « l’ethnie bavaro-austriaque » dont parle Hofmannsthal en 1919 semble bien étriqué.
Dans la vision de Hofmannsthal, cet espace est « le cœur du cœur de l’Europe » et le festival pourra mieux s’épanouir à Salzbourg qu’à Vienne ou à Berlin, car « l’Europe du Centre n’a pas d’endroit plus beau et Mozart ne pouvait naître que là ». Dans Le Grand Théâtre du monde de Salzbourg, l’œuvre qu’il a conçue spécialement pour le festival et qui sera représentée dans l’église de l’université, la Kollegienkirche, un chef-d’œuvre du grand architecte du « baroque classique » autrichien Bernhard Fischer von Erlach, Hofmannsthal cherche à renouer avec une tradition plus ancienne et plus étrangère au genius loci salzbourgeois que celle de Mozart. Il s’inspire de l’auto sacramental de Calderón pour « réconcilier la ville et sa région avec leur passé le plus vrai », selon les mots de Jean-Marie Valentin, et l’on pourrait ajouter : pour éloigner Salzbourg et l’Autriche du présent le plus pernicieux.
Le revirement du personnage du Mendiant résume le programme politique et social de la pièce. Le Mendiant apparaît d’abord comme possédé par un redoutable démon révolutionnaire quand il déclare : « Le monde tel qu’il est doit disparaître, il faut un monde nouveau, / Dût-il auparavant s’abîmer dans une mer de feu, / Un déluge de sang, / C’est ce sang et ce feu qu’il nous faut. » Puis, divine surprise, le Mendiant spartakiste et nihiliste s’assagit soudain, trouve son chemin de Damas et se retire dans la forêt comme un ermite. À la Sagesse qui lui demande : « T’es-tu libéré de ton désir de châtier ? […] Peux-tu maintenant pardonner à tes frères / La morne part qu’ils ont aux biens insipides de cette terre ? », le Mendiant répond : « Tant de joies m’habitent / Et je veux gagner la forêt pour que, plongé dans les éclairs de l’éternité, / Je me tienne rassemblé. »
On peut interpréter Le Grand Théâtre du monde de Salzbourg comme la mise en scène d’une révolution conservatrice placée sous le signe d’un renouveau catholique radicalement antimoderne. Mais, dans la Lettre de Vienne publiée en 1923 dans la revue littéraire américaine The Dial, un des textes commentés et traduits par Jean-Marie Valentin dans ce volume, Hofmannsthal n’évoque pas la dimension politique de sa pièce. Il parle d’un « spectacle religieux ou allégorique » situé « à mi-chemin de la réalité et du rêve » et destiné à réveiller chez les spectateurs contemporains « quelque chose de l’imaginaire des peuples premiers ». Ces formules rappellent l’essai de 1903, La scène, image du rêve, où Hofmannsthal affirmait que le théâtre n’est plus rien quand il cesse d’être « une chose merveilleuse. Il faut qu’il soit le rêve des rêves ». Faut-il voir dans Le Grand Théâtre du monde de Salzbourg l’irruption des réalités politiques et sociales de l’après-guerre sur la scène, ou plutôt la construction d’un monde onirique où les métamorphoses sont rapides comme l’éclair, où le mendiant qui brandissait sa hache pour tout détruire devient tout d’un coup un sage illuminé ?
Le troisième volet de ce que Jean-Marie Valentin appelle la « trilogie salzbourgeoise » de Hofmannsthal aurait dû être un Faust baroque salzbourgeois. L’auteur a travaillé de 1920 à 1925 à ce projet intitulé Xenodoxus, que l’on découvre dans ce volume, traduit pour la première fois en français et accompagné d’un commentaire qui permet d’en mesurer l’importance. Ce Xenodoxus permet rétrospectivement de comprendre pourquoi, dans l’interview de 1919 déjà citée, Hofmannsthal se réclamait à la fois de l’esprit mozartien et du modèle donné par le Faust de Goethe, « spectacle des spectacles, composé à partir d’éléments théâtraux empruntés à de nombreux siècles, suffisamment riche […] pour fasciner au même degré le public le plus naïf et l’homme le plus cultivé ».
Dans les notes de Hofmannsthal, les esquisses fragmentaires de Xenodoxus voisinent avec des notes de lecture qui témoignent, une fois plus, de la vaste culture de l’auteur (on y rencontre en particulier L’origine du drame baroque allemand de Walter Benjamin, dont Hofmannsthal a publié le noyau initial en 1924 dans la revue qu’il venait de lancer). Et l’on voit se dessiner l’histoire du médecin et magicien Xenodoxus allié au Démon et flanqué d’un Kasperl, le guignol du théâtre populaire viennois. Parvenu au pinacle de la carrière universitaire, Xenodoxus l’orgueilleux se prend pour Dieu, sans jamais surmonter la mélancolie où le plonge le pressentiment de sa mort prochaine. Sa face nocturne est celle d’un violeur et semeur de mort qui entraîne à sa perte l’innocente et pure Justina. On remarque cette note de la fin de 1920, qui révèle que Hofmannsthal n’avait pas plus de sympathie pour Freud que pour le protagoniste du Faust néobaroque qu’il n’arriverait jamais à terminer : « En vampire, [Xenodoxus] veut vider les autres de leur substance, les soumettre à son pouvoir, la suggestion (psychanalyse). » Ici, le personnage de Hofmannsthal se rapproche du Paracelsus de Schnitzler.
Dans une des ses attaques les plus violentes contre Hofmannsthal et son metteur en scène Max Reinhardt, « La grande escroquerie du théâtre du monde », Karl Kraus dénonce, en novembre 1922, le pacte conclu à Salzbourg entre l’Église catholique, l’industrie du spectacle et l’industrie touristique, et il s’écrie : « L’archevêque a voulu que gloire soit à Dieu au plus haut des cieux tarifaires. » La trilogie salzbourgeoise de Hofmannsthal, restituée par la traduction et l’interprétation de Jean-Marie Valentin, était animée par de plus hautes ambitions et dénonçait précisément le pouvoir de l’argent. Dans cette perspective, on se dit que l’imposant succès économique du festival, devenu l’une des plus solides institutions culturelles européennes, a été la trahison plus que l’accomplissement du grand projet de Hofmannsthal.