Nos collaborateurs partagent leurs lectures de revues : un numéro très actuel de Sensibilités, les revues de poésie K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. et L’Ours blanc, une livraison de TransLittérature consacrée à l’autotraduction.
Sensibilités, n° 8
En pleine pandémie, le huitième numéro de la très belle revue Sensibilités, éditée par Anamosa, questionne : « Et nos morts ? » Au moment du bouclage de ce numéro, la mort a surgi de manière brutale dans notre quotidien, le nombre de victimes est égrené chaque jour à la radio ou à la télévision, et la population vit ce qu’elle ne sait pas encore être son « premier » confinement. L’interrogation de la relation des vivants aux morts était le point de départ initial de ce travail, interrogation que l’actualité a rendue peut-être encore plus nécessaire, ou à laquelle la maladie a donné un éclairage différent, ou supplémentaire. La disparition de Dominique Kalifa, à qui Quentin Deluermoz et Hervé Mazurel consacrent un texte, membre du conseil scientifique de la revue, a également fait résonner violemment le numéro avec la réalité.
La revue s’impose alors à nous par son thème mais aussi par sa beauté. Le numéro est merveilleusement paré des arbres de l’artiste Anne-Laure Sacriste, d’une série de gravures imprimées sur du papier japonais. Les photographies de Cloé Drieu prises alors qu’elle assistait trois jours durant à la cérémonie du quarantième jour de deuil de Ja’far-Qoli Rostami sont somptueuses. Raphaëlle Guidée s’intéresse au travail de Stéphanie Solinas qui a recensé et photographié, au Père-Lachaise, les tombes sur lesquelles une photographie du défunt s’était effacée, dans un article remarquable dans lequel la référence à Vinciane Despret, spécialiste du deuil et des oiseaux, résonne étonnamment. Les reproductions de planches de La Mode illustrée, journal de la famille consacrées aux habits de deuil qui accompagnent l’article de Valérie Albac sur les pratiques vestimentaires du deuil au XIXe siècle, les photographies du cimetière de la Miséricorde à Nantes, dans lequel Thomas Giraud a déambulé pendant l’automne 2019, la réflexion de Saskia Meroueh sur la manière dont le tatouage est une commémoration des défunts « par corps » après les attentats de Manchester en mai 2017, autant d’éléments qui font de la lecture de ce numéro une expérience intellectuelle mais aussi esthétique.
On ne peut faire justice à la richesse de ce numéro quand on l’évoque aussi rapidement ; il faudrait en effet évoquer la relecture critique par Stéphanie Sauget de la thèse centrale de Philippe Ariès sur le « déni de la mort », ou encore le travail précis et documenté d’Emmanuel Saint-Fuscien sur les différentes minutes de silence à l’école après les attentats de janvier et de novembre 2015. Le dernier numéro de Sensibilités est une nourriture indispensable à nos cœurs et à nos cerveaux, et l’insertion d’un texte de fiction, nouveauté de ce numéro, de Maylis de Kerangal, « Un oiseau léger », illustré par Laetitia Benat, rappelle la place de la littérature comme lieu de tissage puissant entre les vivants et les morts. C’est aussi de cette manière que l’on peut continuer à parler avec eux, quand les morts, eux, nous parlent « par les yeux », écrit Georges Didi-Huberman. C’est à partir d’un ouvrage de Melina Balcázar que le philosophe réfléchit à la manière dont, au Mexique, les vivants font vivre les morts par l’image. Saluons encore la qualité et la richesse d’une revue dont nous attendons avec impatience le prochain numéro. G. N.
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K.O.S.H.K.O.N.O.N.G., n° 19
La revue qu’édite Éric Pesty porte l’un des titres les plus mystérieux qui soient : K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. C’est un terme indien « qui, donnant son nom à un lac du Wisconsin, signifie “le lac qui est la vie” ». Dans sa présentation, Jean Daive, son directeur, la présente comme « une revue qui veut prendre en compte toutes les résonances de la langue et l’urgence, toutes les désaccentuations possibles et l’alerte ». C’est « une revue de l’ultimatum ». De petit format, une vingtaine de feuillet agrafés, un très beau papier crème épais, elle s’apparente à une intervention poétique et intellectuelle.
S’il faut chercher son sommaire, c’est sans doute pour confronter, immédiatement, le lecteur au texte, à son suspens, aux traces mystérieuses ou évidentes qui s’impriment dans l’œil du lecteur. Pour cette dix-neuvième livraison, on découvre, dès la couverture, un entretien (dont plusieurs épisodes à suivre sont annoncés) entre Jean Daive et l’écrivain et cinéaste allemand Alexander Kluge (dont EaN a plusieurs fois rendu compte). Riche, dense, exigeant, l’artiste s’y interroge, par une auto-exégèse, sur la place du langage, des formes qu’il adopte, dans la façon dont on perçoit le réel, dont on le déforme. Il y affirme : « « Il y a en nous deux organes distincts avec lesquels nous essayons de reproduire ce qui nous apparaît comme étant la réalité. L’un est ce que les sens, le souvenir, l’observation nous disent : une pure capacité de différenciation, des séries de différences. Et le second est notre réaction subjective à cela : l’antiréalisme du sentiment. » Dans l’époque que l’on vit aujourd’hui, son exigence, la profondeur de sa pensée, la manière dont il articule une relation, une transmutation par le langage de la réalité, dont il assume une inobjectivité fertile, tout cela fait beaucoup de bien.
En regard de l’entretien, on lira des textes poétiques assez forts de Luc Bénazet, Claude Royet-Journoud, Pauline Von Aesch, Marlène Dumas et Gendün Chöphel. Quelle ouverture de spectre en si peu de pages ! Les poèmes sont donnés à lire d’une manière étonnamment directe, éruptive, en assumant leur étrangeté ou l’incompréhension qu’ils peuvent provoquer. On les lira dans le prolongement des propos de Kluge, comme des décalages, des interrogations, des angoisses, qui trouvent un lieu d’expression accueillant, qui nous posent des questions franches et croient que les textes peuvent nous aider à entendre des voix, des langages et des idées qui hantent le monde. H. P.
Plus d’informations sur la revue K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. en suivant ce lien.
L’Ours blanc, n° 25 et 26
L’Ours blanc, revue littéraire suisse « à parution irrégulière » fondée en 2014, publie des textes résolument dérangeants, qui échappent aux cadres ordinaires par leur teneur ou tout simplement leur format. Volontairement réduit aux dimensions d’un petit cahier au prix très accessible de cinq euros, chaque numéro est consacré à un seul et même auteur (ou une seule autrice) dont il publie in extenso des textes ou des poèmes qui trouveraient difficilement leur place dans une autre structure éditoriale. Les deux numéros de l’été 2020 (no 25 et 26) sont consacrés respectivement à Dieter Roth, artiste germano-suisse mort en 1998, et à Vincent Broqua, écrivain et professeur à Paris VIII.
Dans les poèmes de ce dernier perce l’intérêt pour ce qu’on appellera, faute de mieux sans doute, l’art expérimental, une écriture qui débusque la poésie brute au ras des choses la libère et en célèbre la force : « mettre orange avec bleu / faire entrer cercle en trapèze / voler les ailes coupées / enflammer la glace ». Quant à Dieter Roth, il fut un artiste d’avant-garde parmi les plus prolixes ; écrivain, performer, photographe, peintre, il voyagea beaucoup, exposa dans de nombreuses galeries, et créa en 1990 une fondation à Hambourg. Le Curriculum de 5C années traduit ici en français est une rareté, peut-être un fruit déjà tardif de Fluxus ou de l’activisme viennois : « Oui, ce furent des années douloureusement parcourues, galopées, richement badigeonnées de moutarde taraudante, les pains du destin, durs sous la dent, dégouttant d’une sauce de sang et de soucis. Mais il n’y avait pas de quoi s’étonner, pas même de quoi vomir, en comparaison de ce qui arriva ensuite, pour ainsi dire. »
L’Ours blanc offre ainsi un espace unique à des textes et à des auteurs d’accès difficile, qu’on peut considérer comme des héritiers des surréalistes, des dadaïstes, des mouvements iconoclastes des années 1960, voire de l’Oulipo. Le lecteur, décontenancé, est invité à remettre ses habitudes en question et à reconsidérer sa pratique de la lecture. Et, en suivant ce lien toujours bien vivant avec les avant-gardes du siècle passé, on ne s’étonnera pas de trouver dans le comité de rédaction des performers organisateurs de soirées de poésie sonore. J.-L. T.
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TransLittérature, n° 58
TransLittérature est la revue de l’Association des traducteurs littéraires de France et paraît tous les six mois. Ce qui frappe, c’est que c’est une revue qui met au centre la pratique, qui la privilégie avec une netteté militante. Si, évidemment, de nombreuses questions théoriques sur la traduction s’y posent, elles sont toujours passées au tamis de l’expérience, de la réalité du geste traductif, du travail effectif des traducteurs. C’est un équilibre pas si facile à trouver : ne pas se limiter à une sorte d’atelier pratique et ne pas s’enliser dans des débats intellectuels désincarnés. On la lit comme si on était dans un laboratoire, au plus près du travail des traducteurs.
Le cinquante-huitième numéro propose un dossier sur l’une des questions les plus stimulantes qui soient : l’autotraduction. Cette pratique, dont on nous signale l’accroissement depuis vingt-cinq ans, redéploie les enjeux théoriques de la traduction en en abolissant certains des traits définitionnels habituels. Le jeu de miroir est devenu intérieur, intime, il obéit à un autre régime de responsabilité, il questionne le statut des textes. Introduit par un texte global de Rainier Grutman, on lira ainsi dans ce dossier un entretien passionnant avec Anne Weber, traductrice de Pierre Michon, qui traduit elle-même ses récits entre le français et l’allemand (on se souvient en particulier de son beau livre Vaterland, paru en 2015), entretien dans lequel elle revient sur les liens entre écriture propre et opérations de traductions sur un corpus intérieur. S’y ajoute une intervention courte de Corinna Gepner et une étude sur l’autotraduction chez Pierre Lepori ainsi que la reprise d’un article de Nancy Huston sur Romain Gary paru dans Plaid il y a presque vingt ans. On notera la présentation d’un site italien récemment créé par Fabio Regattin (de l’université d’Udine) qui entreprend de mettre à notre disposition des fiches et des questionnaires consacrés à l’autotraduction.
On trouvera dans cette livraison les rubriques habituelles et, en particulier, une lecture consacrée à une revue particulièrement attachante, La Mer gelée, expérience franco-allemande accueillie par Le Nouvel Attila et l’équipe de Benoît Virot, et le commentaire de notre camarade Santiago Artozqui sur l’essai de Tiphaine Samoyault paru au tout début du premier confinement, Traduction et violence (Seuil), dans lequel, dans une réflexion inscrite dans le phénomène de la mondialisation, l’autrice « refuse le paradigme irénique qui voit la traduction comme un instrument de paix ou de rapprochement entre les peuples, et propose de la penser comme un acte plus proche du réel. C’est-à-dire plus complexe et plus violent ». On notera, pour finir, l’hommage émouvant, qui ouvre le numéro, de Pierre Bondil à Freddy Michalski, traducteur remarquable de James Ellroy, James Lee Burke, Jim Thompson ou Jim Nisbet. H. P.