Comme l’observe le philosophe brésilien Vladimir Safatle dans sa préface, ce livre est important. Non seulement parce qu’en racontant l’histoire de Tito de Alencar (1945-1974), enlevé et torturé par la dictature avant son exil en France et son suicide, Leneide Duarte-Plon et Clarisse Meireles nous aident à mieux comprendre l’histoire contemporaine du Brésil et de l’Amérique latine ; mais aussi et surtout parce que, dans le contexte brésilien d’oubli forcé, « l’usage de la mémoire est un acte politique majeur ». C’est aussi l’opinion du frère Xavier Plassat, l’ami de Tito lors de ses dernières années, pour lequel cet ouvrage est un « acte de mémoire insurgente », apte à réveiller chez ses lecteurs « la capacité d’indignation ».
Leneide Duarte-Plon et Clarisse Meireles, Tito de Alencar. Un dominicain brésilien martyr de la dictature. Préface de Vladimir Safatle. Avant-propos de Xavier Plassat. Trad. du portugais par Leneide Duarte-Plon et Clarisse Meireles. Karthala, coll. « Signes des Temps », 308 p., 29 €
Ce que racontent Leneide Duarte-Plon – auteure d’un autre ouvrage mémorable, sur la torture comme arme de guerre, de l’Algérie au Brésil (non traduit en français) – et Clarisse Meireles, c’est la tragique histoire de ce jeune dominicain brésilien, Tito de Alencar, qui paya de sa vie son engagement contre la dictature brésilienne (1964-1985). Militant de la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC), entré dans l’ordre dominicain en 1966, Tito partageait avec ses frères du couvent de Perdizes, à São Paulo, une même admiration pour Che Guevara et Camilo Torres, et le désir d’associer le Christ et Marx dans le combat pour la libération du peuple brésilien.
Cette radicalisation de la jeunesse chrétienne est bien antérieure au concile Vatican II : dès 1962, des militants de la JEC, lecteurs d’Emmanuel Mounier et du père Lebret, vont fonder un mouvement socialiste humaniste, l’Action populaire. Tito était proche de ce courant, qui était hégémonique dans le mouvement étudiant, et il contribua à l’organisation clandestine, en 1968, du congrès de l’Union nationale des étudiants dans le village d’Ibiuna. Comme tous les délégués, il sera arrêté par la police à cette occasion, mais bientôt libéré.
Suite au durcissement de la dictature militaire en 1968 et à l’impossibilité de toute protestation légale, l’aile la plus radicale de l’opposition à la dictature prendra les armes. La principale organisation de lutte armée contre le régime sera l’Action de libération nationale (ALN), fondée par un dirigeant communiste dissident, Carlos Marighella. Un groupe de jeunes dominicains – Frei Betto, Yvo Lesbaupin, et d’autres – va s’engager aux côtés de l’ALN, sans prendre les armes mais en apportant un soutien logistique ; sans être de ceux qui collaborent directement avec Marighella et ses camarades, Tito de Alencar est solidaire de leur engagement. Comme eux, il croit que l’Évangile contient une critique radicale de la société capitaliste ; et, comme eux, il croit à la nécessité d’une révolution. Comme il l’écrira plus tard, « la révolution c’est la lutte pour un monde nouveau, une forme de messianisme terrestre, dans lequel il y a une possibilité de rencontre entre chrétiens et marxistes ».
Le 4 novembre 1969, pendant la nuit, le commissaire Fleury et ses hommes envahissent le couvent de Perdizes et arrêtent plusieurs dominicains, dont « Frei » Tito. La plupart seront torturés et leurs aveux permettront à la police de tendre un piège à Carlos Marighella et de l’assassiner. Tito n’avait pas les coordonnées de l’ALN et répondait par la négative à toutes les questions. Il fut deux fois soumis à la torture, fin 1969 et début 1970, d’abord par Fleury, ensuite dans les locaux du service de renseignement de l’armée brésilienne – désigné par les militaires eux-mêmes comme « la succursale de l’enfer ». On l’a pendu dans le Pau de arara – poings attachés aux pieds et une barre de fer sous le genou –, on l’a frappé, soumis à des chocs électriques dans tout le corps, y compris dans la bouche, attaché à la « Chaise du Dragon », une installation en fer connectée à l’électricité. Pour échapper à ses bourreaux, Tito tente de se suicider avec une lame de rasoir. Interné dans l’hôpital militaire, il reçoit la visite du cardinal de São Paulo, Agnelo Rossi, un triste personnage solidaire des militaires et qui refuse de dénoncer les tortures infligées aux dominicains.
Envoyé finalement dans une prison « ordinaire », Tito écrit un récit de ses souffrances qui sera publié par la revue américaine Look et distribué au Brésil par les militants de la résistance, avec un retentissement considérable. Le pape Paul VI finit par condamner « un grand pays qui applique des méthodes d’interrogation inhumaines » et remplace Agnelo Rossi par Paulo Evaristo Arns, nouveau cardinal de São Paulo, connu pour son engagement en défense des droits de l’homme et contre la torture.
Quelques mois plus tard, des révolutionnaires enlèvent l’ambassadeur suisse et l’échangent contre la libération de soixante-dix prisonniers politiques, dont Tito de Alencar. Le jeune dominicain hésite à accepter, tant l’idée de quitter son pays lui est étrangère. Les soixante-dix seront bannis du pays et interdits de retour. Après un bref séjour au Chili, Frei Tito s’établit chez les dominicains au couvent Saint-Jacques à Paris. L’exil est pour lui une grande souffrance : « C’est très dur de vivre loin de son pays et de la lutte révolutionnaire. Il faut supporter l’exil comme l’on supporte la torture. » Il participe aux campagnes de dénonciation des crimes de la dictature, et se met à étudier la théologie et les classiques du marxisme : « J’accepte l’analyse marxiste de la lutte de classes. Pour qui veut changer les structures de la société, Marx est indispensable. Mais la vision du monde que j’ai comme chrétien est différente de la vision du monde marxiste. » Le dominicain français Paul Blanquart, connu pour ses options « à la gauche du Christ », le décrit comme « le plus engagé et le plus révolutionnaire des dominicains ».
Cependant, avec le passage du temps, Tito donne des signes de plus en plus inquiétants de déséquilibre psychique. Il se croit suivi et persécuté par son tortionnaire, le commissaire Fleury. On lui propose, en 1973, un lieu plus tranquille : le couvent dominicain de L’Arbresle, dans le Rhône. Il devient l’ami du frère dominicain Xavier Plassat, qui tente de l’aider, et il suit un traitement psychiatrique chez le docteur Jean-Claude Rolland. En vain. Après le coup d’État au Chili, en septembre 1973, il devient de plus en plus angoissé, convaincu que Fleury le persécute encore, et que les dominicains, ou les infirmiers de l’hôpital psychiatrique, sont les acolytes du commissaire. Finalement, à bout de forces, désespéré, le 8 août 1974, il choisit le suicide par pendaison.
Faisant fi du droit canonique (qui excommunie les suicidés), les dominicains l’enterrent dans leur couvent. Plusieurs années après, en 1983, Xavier Plassat fait transporter ses restes à Fortaleza, au Brésil, où vit sa famille, et où il reposera définitivement. Lors de ses obsèques, on vit à Fortaleza, près du palais épiscopal, une énorme banderole : « Tito, le combat continue ! » À partir de cette date, le frère Xavier Plassat va s’établir au Brésil, où il deviendra l’organisateur de la campagne contre le travail esclave de la Commission pastorale de la Terre : « mon travail ici est un héritage laissé par Tito ».