Deux romans et un film racontent la Seconde Guerre mondiale de l’autre côté de la ligne Maginot, rompant avec un récit franco-français. Côté roman : Erika Sattler de Hervé Bel, ainsi que La race des orphelins d’Oscar Lalo. Côté cinéma : Vivre dans l’Allemagne en guerre de Jérôme Prieur. Le mal n’est pas seulement « banal », mais diffus.
Hervé Bel, Erika Sattler. Stock, 340 p., 20,90 €
Oscar Lalo, La race des orphelins. Belfond, 288 p., 18 €
Jérôme Prieur, Vivre dans l’Allemagne en guerre. Film de 99 mn. Roche Productions
Considérer la souffrance des « mauvais », est-ce une manière de cautionner l’impardonnable ? Les crimes sous Hitler ont-ils été commis par les « nazis » ou par les « Allemands » ? Si le peuple entier est responsable, c’est à partir de quel tournant, et avec quelle date de péremption ? Les péchés des pères se transmettent-ils aux fils ?
Ces questions-là, et bien d’autres, continueront à être posées si l’on espère insérer l’histoire du XXe siècle dans l’épopée européenne. Les artistes français aux perspectives larges en ressentent le besoin, comme Hervé Bel, résidant actuellement à Beyrouth. Dans Erika Sattler, il imagine l’existence d’une jeune nazie fervente. En janvier 1945, elle a vingt-quatre ans et s’apprête à participer, en Basse-Silésie, à l’évacuation de l’usine où elle travaille, au moment de l’avancée des armées soviétiques. Loin de son mari, elle vient de vivre une idylle d’une quinzaine de jours avec Gerd Halter, commandant SS dont elle approuve la manière de traiter les prisonniers : « Elle n’éprouvait aucune pitié pour tous ces gens, ennemis de l’État qui, placés dans des circonstances plus favorables pour eux, auraient été cruels, abjects avec elle. »
L’usine qui l’emploie, la Hermann Fabrik, produit des pièces détachées pour les chars, elle est donc considérée comme une entreprise indispensable à l’effort de guerre. Erika, avec ses collègues et des prisonniers utiles, sera emmenée à la gare de Klonic, où ils prendront le train pour Posen. Hélas, l’évacuation sera semée d’embuches, à commencer par la route défoncée, obligeant le camion à avancer au pas, lorsqu’il n’est pas complètement bloqué.
Qui est Erika Sattler ? Encartée au NSDAP depuis 1940, elle est volontaire dès 1936 pour servir dans la BDM, l’année où, à seize ans, elle tombe amoureuse de la voix du Führer, entendue lors d’un défilé à Munich : « Des phrases prononcées lentement, d’une voix douce. Un adagio en quelque sorte, le début lent, presque inaudible, d’un quatuor à cordes […] Soudain, le ton était monté, sa voix avait pris une puissance inattendue. Ce qu’il disait, après tout, avait fini par n’avoir plus d’importance. La voix réveillait en elle des émotions presque musicales, toutes sortes de sentiments, colère, exaltation, tristesse, et joie, une joie indescriptible […] Cet homme était habité, porteur d’un message extraordinaire. Les gens l’écoutaient bouche bée, les émotions de chacun excitant celles de l’autre ».
La musique l’emporte-t-elle sur le message ? Que se disent les hommes, leur communication passe-t-elle par la parole, le sens est-il transmis à travers des échanges verbaux, ou plutôt à travers les sens ? À en croire Erika, tout ramène à la séduction, comme sa première rencontre avec Gerd, six ans plus tôt, juste après la nuit de Cristal. Le jeune SS avait parlé politique, racontant l’arrestation et la déportation de cent quarante juifs de Fribourg, envoyés à Dachau pour leur faire comprendre qu’ils devraient quitter le Reich. Erika n’aime pas les juifs – « qui aimait les Juifs d’ailleurs ? », se rassure-t-elle – mais là encore le sens se cache ailleurs, la « musique » de l’antisémitisme n’est que ça, une toile de fond sonore : « Entre les sexes, les mots ne sont que la part émergée du langage. Elle avait bien compris qu’elle plaisait à ce SS, et elle-même n’était pas indifférente… »
On songe de nouveau à Woody Allen : « À chaque fois que j’écoute du Wagner, j’ai envie d’envahir la Pologne. » Le mal est-il « banal » ou grisant ? Dans Portier de nuit, l’esthétique himmlerienne sert de cadre à la relation sadomasochiste entre une ancienne déportée, jouée par Charlotte Rampling, et son ex-bourreau, le SS incarné par Dirk Bogarde. Le film date de 1974, mais nous n’avons toujours pas enterré notre fascination pour le nazisme, comme en témoigne la loi de Godwin, formulée en 1990. Dans la gentille Europe d’aujourd’hui, aime-t-on les juifs en tant que tels ? Erika Sattler est allemande, donc européenne, elle aussi sait faire preuve de générosité et d’humanisme, comme lorsqu’elle intervient pour aider deux réfugiés allemands, mère et fils, qu’on refuse de laisser monter dans son camion. Elle les sauvera encore à la gare : « Nous devons nous entraider. Nous sommes tous de la même communauté. » Quand la mère sera exécutée par des soldats russes, Erika prendra en charge – à vie – le garçon de six ans. Quand on la retrouve vingt-quatre ans plus tard à Nebenwald, près de la Forêt-Noire, on voit combien l’adoption lui a coûté : le garçon ne lui parle presque plus.
La race des orphelins, deuxième roman d’Oscar Lalo, renoue avec cette exploration ambiguë du patrimoine nazi. C’est le journal à la première personne d’une septuagénaire, Hildegard Müller, même si ce n’est pas elle qui l’a écrit, parce que la narratrice a embauché un nègre qu’elle appelle « mon SS » ou « Scribe Suisse », figure qu’elle tient à distance : « J’ai besoin qu’il soit un monstre froid. Une machine. J’appuie sur PLAY et sa main bouge. Un piano mécanique. Sans musique. Un piano à mots. Je mélodise. Il harmonise. Il accompagne mon filet de voix. Il me fait résonner. »
Encore des métaphores musicales, encore le nazisme considéré sous l’angle des vibrations qu’il procure, et qu’on ne peut décrire par de simples paroles, lesquelles n’ont pas le pouvoir de pénétrer un corps, de l’envahir, de le faire « résonner ». Hildegard compare son journal à celui d’Anne Frank, le bon témoignage, célébré par l’Europe et le monde entier, parce qu’écrit par une assassinée. Hélas, Hildegard est vivante, pourtant elle réclame le même statut que l’adolescente d’Amsterdam : « Nous sommes toutes les deux des enfants victimes du Troisième Reich ».
Encore la même insistance sur le corps, le même lien entre croix gammée et procréation, comme si la croix hitlérienne avait remplacé le crucifix comme matrice de la civilisation européenne contemporaine. Hildegard est obsédée par l’accouchement : « Mon scribe écrit en français. Il y a quelque chose d’insoutenable à écrire en allemand. Je dois m’accoucher ailleurs. »
De quoi l’accouchement est-il le nom ? Hildegard est née du programme Lebensborn. Elle explique que l’amour entre ennemis donne « des bébés sales ». Son texte entier est alors sali par les conditions de sa naissance. Comme l’Europe elle-même ? Et, comme avec l’argent sale, ces bébés ont besoin d’être blanchis. C’est ce qu’elle essaie de faire en demandant à son SS de salir des pages blanches. Mais pas trop : il n’y a qu’un paragraphe par page dans le roman d’Oscar Lalo, ce qui laisse crémeuse et virginale la majeure partie de la surface.
Qui étaient les parents de la narratrice ? Un inceste ? se demande-t-elle : étaient-ils, à leur insu, frère et sœur ? Il y avait trente-quatre maternités SS pendant la guerre, dont neuf en Norvège, c’est dans l’une de celles-ci que sa mère a dû être accusée de « collaboration horizontale ». Ou peut-être a-t-elle été violée. Hildegard identifie trois possibilités pour l’accouplement parental : « Jeune Allemande accouplée à un homme sans identité lors ce ces fameuses soirées. Étrangère engrossée de gré ou de force par un SS, on lui promettait un accouchement en toute discrétion ; une question de vie et de mort. Ou femme de SS tombée enceinte de son amant ; on garantissait la même discrétion absolue. » Trois hypothèses qui reviennent au même : n’avoir été officiellement conçue par personne.
Que sont devenus les rejetons de ce programme élaboré par Himmler en parallèle avec la solution finale ? Hildegard croit appartenir à la « race des orphelins », mais en tant que « négatif de tous les orphelins survivants ». Elle entreprend des recherches sur sa naissance, butant sur une impasse. Sa date de naissance restera arbitraire, elle aurait voulu qu’on lui attribuât le 29 février 1943, jour n’ayant pas existé. Comme ça, elle aurait eu la certitude « de ne pas être née ce jour-là ».
La « non-naissance » – l’inceste ou le viol en tant que figures du vide – est-elle une allégorie de notre époque ? La question de l’absence se pose autrement dans Vivre dans l’Allemagne en guerre, film de Jérôme Prieur qui sera diffusé sur France Télévisions puis contenu dans un coffret ARTE Éditions, avec ses trois œuvres précédentes sur l’Allemagne des années 1920 et 1930, dont Les jeux d’Hitler, Berlin 1936. Le film est construit à partir de lettres et de journaux intimes de l’époque, en grande partie tirés du livre de Nicholas Stargardt, La guerre allemande (Vuibert, 2017). Ces témoignages sont accompagnés d’images tournées entre 1933 et 1945, qu’il s’agisse de films amateur ou de productions de la propagande.
Les images sont terribles, non seulement par la destruction qu’elles montrent – on voit des clochers d’églises s’effondrer sous les bombes, des immeubles réduits en poussière, des soldats amputés et des cadavres abandonnés dans la rue –, mais aussi parce qu’elles révèlent un quotidien tantôt travaillé par la privation et l’angoisse, tantôt intime, joyeux, sensuel et… fier. Contemporain de l’Europe d’Auschwitz, Majdanek, Sobibor et Treblinka, il y avait un autre espace, celui des peuples animés par des idéaux, prêts à faire d’énormes sacrifices, et souvent ignorants de l’ampleur des crimes en train d’être perpétrés contre les juifs.
Ici, c’est la véritable histoire du continent : celle des gagnants. Comme l’a dit Jean-Claude Milner, dans la mesure où Hitler a atteint son objectif prioritaire – détruire la civilisation juive européenne –, il a gagné. En 1939, il y avait onze millions de yiddishophones dans le monde. Aujourd’hui, cette culture est morte, n’en déplaise aux adeptes de séries télévisées culte comme Unorthodox. Le film de Jérôme Prieur brûle par le portrait qu’il fait de cette absence, irréparable.
La « race des orphelins », est-ce l’ensemble des Européens habitant dans un vaste cimetière ashkénaze, civilisation ayant planté les racines du continent ? A-t-on tué le père ? Pour conclure, une autre musique, des Stones (Sympathy for the Devil) : Mick Jagger demande qui a tué les Kennedy et donne la réponse : « It was you and me. »