Dans leurs images

À la folie est le fruit d’une enquête menée par l’écrivaine Joy Sorman. Pendant un an, une fois par semaine, elle a suivi la vie d’un pavillon psychiatrique, avant de relater par écrit ce qui l’avait marquée : la personnalité des soignés et des soignants, et les protocoles mis en œuvre par ces derniers. Il en résulte un travail bien fait et raisonné que le lecteur pourra compléter par un recueil de textes écrits par des « fous » et découverts à la bibliothèque de Sainte-Anne : la lecture de ces Textes sans sépulture est stupéfiante car elle bouleverse toutes nos catégories de pensée, ou presque.


Joy Sorman, À la folie. Flammarion, 288 p., 19 €

Textes sans sépulture. Écrits recueillis par Laurent Danon-Boileau. Fario, 93 p., 15 €


Un mercredi de l’an 2019 (ou 2018), Joy Sorman s’est donc présentée à l’entrée du pavillon 4B d’un hôpital psychiatrique dont le nom demeure caché, ainsi que celui des patients. Le ton est plus ou moins neutre, la voix est sincère. L’auteure a bichonné l’incipit de son reportage en soulignant sa naïveté et les images fantasmatiques qui peuplaient son esprit : « J’imaginais un bloc de silence […] j’imaginais une ombre étale […] j’imaginais qu’on m’arrêterait à l’entrée ». Elle est à la fois fascinée, légèrement apeurée, ignorante de la réalité de l’enfermement et consciente de l’être.

Elle a lu pourtant, c’est évident, mais À la folie n’est pas un ouvrage intellectuel, les références livresques sont peu nombreuses et la théorie n’est pas le propos de l’auteure. Son approche est directe, « en immersion » comme le dit une époque – la nôtre – pour laquelle « le réel » est devenu un seuil à ne pas dépasser.

Autre seuil, celui qui séparerait les fous des non-fous : Joy Sorman ne le remet pas vraiment en question. Elle tourne autour en observant les usages, en interrogeant les uns et les autres et en prolongeant leurs réponses par ses réflexions. Ils n’ont pas de nom de famille mais ils sont là, captifs, bouleversants, parfois effrayants : Franck, Maria, Youcef, Robert… Ils ont été diagnostiqués schizophrènes, paranoïaques, bipolaires. L’auteure les décrit sobrement : la chevelure, la couleur de peau, les tatouages, les tremblements. Elle est empathique mais garde une certaine distance, ne feint pas la complicité ou l’amitié.

À la folie, de Joy Sorman : dans leurs images

© Jean-Robert Dantou / Agence VU’ / CNSA

Joy Sorman a écouté chacun, et souvent elle mêle sa voix à la leur en rapportant leurs propos directement, sans guillemets, en les coulant dans sa prose à elle. Ailleurs, elle est plus en retrait, soit parce qu’elle décrit simplement, soit parce qu’elle réfléchit à ce qu’elle a entendu et observé.

La parole donnée aux malades est poignante, parfois désespérante, mais çà et là pointe l’intuition que partir dans un pays nommé folie est la liberté de chacun, voire, un fragile espace de « bonheur ». Non qu’elle idéalise. Joy Sorman souligne avec force la dimension sociale de la folie telle qu’elle la découvre à hôpital : les riches, explique-t-elle, ont des psychiatres de ville et des cliniques privées. Elle souligne surtout, et c’est là qu’elle est le plus convaincante, la disparition de l’espoir et de l’effusion qui ont illuminé les années 1970.

C’est le versant engagé de son texte, qui ne s’en remet pas aux grands noms mais aux soignants : infirmiers, intermédiaires, « cadres de santé », médecins. Tous disent leur impuissance, leurs doutes, leurs frustrations, mais aussi l’amour de leur métier et l’amour de leurs fous. Adrienne, par exemple, qui affirme : « J’ai un truc avec les fous, je leur donne de la joie de vivre » ; ou Catherine qui regrette l’époque où l’on « allait au restaurant, on s’habillait pour la fête de la musique […] on faisait vraiment de la réinsertion ».

Que s’est-il passé ? Nous le savons, c’est toujours la même plaie : réduction des coûts ; pouvoir des gestionnaires ; glissement vers la chimie à l’efficacité traître ; mépris officiel pour la thérapie par le dialogue et la confiance ; résignation des familles ; et, depuis quelques années, pénétration de l’intelligence artificielle. Tout ce que permettent les ordinateurs, tout ce qu’ils effacent, annihilent, écrasent et font mourir est proprement affreux. Est-ce ça le monde que nous voulons : « Un schizo tout seul avec une montre connectée au poignet » ? Le livre de Joy Sorman ne s’en tient pas à ce noir constat. Il s’achève sur une note plus indécise et plus ouverte, même s’il est un peu trop bien agencé, appliqué, et semé de ce vocabulaire mécaniste très en vogue aujourd’hui, de verbes tels que « dégonder » et « débrider ».

À la folie, de Joy Sorman : dans leurs images

© Jean-Robert Dantou / Agence VU’ / CNSA

À ceux qui croient à la vertu de la littérature plus qu’à celle de l’enquête, on recommande de lire les Textes sans sépulture recueillis par Laurent Danon-Boileau, psychanalyste et professeur de linguistique – son introduction est un modèle de justesse et de grâce. Le volume est mince, il rassemble une série de textes très courts, de tous genres, écrits entre 1850 et 1930 par des personnes internées à Sainte-Anne. Il s’agit d’une réédition – le livre a paru une première fois en 1980 – mais elle valait la peine.

Cette fois-ci, l’expérience n’a rien d’une immersion dans le réel, ou alors dans un réel d’un autre type, plus impalpable, infiniment troublant, proche de ce continent de pays appelés Poésie, Art, Imaginaire. Les écrits se succèdent, sans titre, sans nom ni signature, sans aucun appareil. Ils sont sans sépulture en effet, nus, prêts à errer comme les âmes en peine qui nous les ont offerts.

Ils malmènent toutes les frontières, tous les paradigmes que nous avons en tête quand nous lisons. Un auteur ? Garant de quoi ? Au nom de qui ? Et quel genre ? Poésie, prose, expression de soi libre et sans contraintes ? Il faut les lire parce qu’ils sont hallucinants au sens propre. Souvent ils sont d’une grande beauté. Plus souvent encore ils sont désarmants. Étranges, hantés, souffrants, pleins de termes inexistants ou déformés.

« Depuis trente ans pas une seconde de ma vie je n’ai cessé d’emmémorier et de tout observer. »

« Une ride échancrée, un miroir vengé, une sphère arrosée pour purifier une chancrée. »

À la folie, de Joy Sorman : dans leurs images

© Jean-Robert Dantou / Agence VU’ / CNSA

Appelons-les des vers. Ils ne sont pas tombés de nulle part. On y reconnaît la fin du XIXe siècle et le début du XXe. D’abord il y a des dates, des références temporelles et spatiales. Il y a aussi des références à Dieu, à Satan, à Jésus ou à l’Être suprême, signes d’une religion qui irrigue profondément la société et la pensée, folie et raison comprises, une grille qui protège et réconforte au moins autant qu’elle contraint. Il y a aussi toute la richesse de la langue de ce tournant de siècle lointain mais pas si lointain, peu importe que nous nous méfiions du « c’était mieux avant ». Le réchauffement climatique n’a pas affecté que la terre, il semble avoir affecté les mots.

Enfin, il y a des échos retentissants avec la littérature. « Je suis errante et vagabonde », écrit une femme : comment ne pas entendre la voix de Gérard de Nerval ? Ailleurs, c’est l’écriture automatique qui semble devancée ou la poésie dada, anticipée. Curieuse expérience que la lecture de ces textes : on les dirait littéraires, mais ils ne le sont pas. Ou pourquoi pas ? Et s’ils l’étaient ? Une membrane si fine les sépare de ce que nous appelons poésie. Rien n’y est métaphore, tout y est ainsi, tel quel, jailli brutalement.

Il semble que nous soyons en deçà du sens, hélas, il y a pire que l’absence de sens, le plein de souffrance. « Grésillement infernal par tout le corps. […] Lire est une souffrance atroce puisque toutes mes facultés intellectuelles sont détruites. La vie n’est plus en moi, ce n’est que de la mort vivante, toujours de plus en plus atrocissemement atrocissime. » Ces textes sans sépulture laissent sans voix. Ils forcent le respect et interdisent la complaisance.


Photographies issues de l’ouvrage Les murs ne parlent pas de Jean-Robert Dantou et Florence Weber, Kehrer Verlag (2015).

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