Am-stram-glam…

En popularisant la transidentité, le glam a sidéré une société occidentale jusque-là réfractaire à cette réalité qui remettait en cause son modèle social. Dans Le choc du glam, premier livre des éditions Audimat, le critique anglais Simon Reynolds raconte avec passion l’histoire de ce mouvement musical et l’influence qu’il exerce encore aujourd’hui.


Simon Reynolds, Le choc du glam. Trad. de l’anglais par Hervé Loncan. Audimat, 702 p., 20 €


Les éditions Audimat reprennent résolument la profession de foi de la revue du même nom dont elles sont issues, éditée depuis 2012 par le festival Les Siestes Électroniques : « Une écriture sur la musique libérée des contraintes d’actualité et des formats de la presse périodique ». La démarche augure d’une approche féconde qu’on est heureux de voir appliquer au monde du rock et de la musique populaire.

Du point de vue de la forme, la maquette de ce premier opus est originale – la quatrième de couverture affiche en premier lieu un énorme code-barre et le prix ; son texte, qui commence dès la première page de couverture, est si long qu’il pourrait quasiment faire office de préface ; quant à la tranche, elle arbore le nom de l’auteur, le titre du livre et l’index suivant : « Bowie, T.Rex, Roxy Music, Alice Cooper, New York Dolls, Slade et leurs héritiers et héritières ». Il est donc dommage que le nom du traducteur, Hervé Loncan, n’y ait pas trouvé place – cela aurait été parfait, d’autant que sa traduction, tâche toujours épineuse quand il s’agit de musique populaire, est excellente.

Le choc du glam, de Simon Reynolds : Am-stram-glam…Contrairement à de nombreux ouvrages sur l’histoire du rock, Le choc du glam ne se limite pas à une simple recension de faits et d’anecdotes enfilées comme des perles téléologiques pour nous mener d’un bout à l’autre de la période considérée, en l’espèce des années 1960 à nos jours. Le projet est plus ambitieux, et sa réalisation, disons-le tout de suite, plutôt réussie. En effet, tout en restant concentré sur son sujet, une histoire du glam, Simon Reynolds le remet dans une perspective historique et l’inscrit dans l’évolution de la société occidentale. Par exemple, à propos de Transformer, l’album de Lou Reed produit par Bowie et Mick Ronson où figurent trois classiques – « Vicious », « Perfect Day » et « Walk on the Wild Side », il écrit : « En 1972, Transformer revendiquait avec panache, à travers son imagerie et ses paroles, ce que tant d’universitaires théoriseraient plus tard et plus sobrement, à savoir l’idée que l’identité sexuelle est une construction active et non une caractéristique innée. […] Il faut néanmoins rappeler que dès 1972, Esther Newton affirmait très clairement dans Mother Camp [que] le genre n’est pas lié au corps avec lequel vous êtes né, c’est un code qui peut être appris et désappris ».

Ici comme ailleurs, l’auteur, qui décrit ce que pouvait être la transidentité dans le New York des années 1960, prend soin d’éviter le piège de l’irénisme : « L’appropriation par les musiciens pop des domaines féminins de la mode et de la beauté n’était pas tant le signe d’un respect des femmes qu’une extension du domaine de la vanité, un nouveau terrain de jeu pour l’ego masculin. »

Dans le même passage, Simon Reynolds élargit son point de vue et n’omet pas de mentionner les problèmes raciaux. En se référant au célèbre gimmick « And the coloured girls go… », il indique que c’était « une phrase rétrograde et presque injurieuse, même en 1972. D’ailleurs, les choristes n’étaient absolument pas noires, mais tout ce qu’il y a de plus blanches et anglaises… ». Il brosse ainsi un tableau complet de l’époque, et mêle à son propos des considérations de sociologie et d’anthropologie qui le rendent plus riche, mais sans jamais noyer le lecteur dans un jargon pénible à absorber. De fait, le ton est plutôt journalistique, au point que l’on a parfois l’impression de lire un article de Rock & Folk de 700 pages, ce qui n’est pas désagréable quand on est adepte du genre.

Le choc du glam, de Simon Reynolds : Am-stram-glam…

David Bowie en 1974 © CC/AVRO

Simon Reynolds raconte la vie d’une multitude d’artistes, mais il en est un que l’on retrouve tout au long du livre : David Bowie. À travers ses identités successives – David Jones, David Bowie donc, mais aussi Ziggy Stardust, Aladdin Sane, The Thin White Duke, ou simplement Bowie… –, ce cas étaye la thèse de l’auteur, selon laquelle le glam a traversé le temps et exerce aujourd’hui une influence sur tous les secteurs de la musique populaire et sur la société dans son ensemble (la fin de l’ouvrage met en avant « les héritiers et les héritières » du mouvement, Lady Gaga, Beyoncé…).

Au fil des chapitres qui lui sont consacrés, David Bowie, que l’on voit tour à tour se passionner pour le théâtre, l’ésotérisme, les sciences occultes, les mondes parallèles et, bien sûr, les innombrables genres musicaux qu’il a visités, est l’objet d’un traitement représentatif de l’approche de Simon Reynolds : chercher à restituer la complexité d’un individu plutôt qu’à écrire son hagiographie. Par exemple, quand l’auteur traite des rapports ambigus que la star a entretenus tout au long de sa carrière avec les idées d’extrême droite, il le fait de façon détaillée, sans occulter cette facette ni la réduire à une simple posture d’esthétique décadente. Il rapporte qu’à plusieurs reprises au cours des années 1970 Bowie « se livre à une série de déclarations douteuses, irréfléchies et à la limite du délire concernant Hitler, le nazisme et le besoin urgent d’un leadership fort au Royaume-Uni et en Occident en général ». Plus loin, il cite les propos que Bowie a tenus en 1975 : « J’aurais fait un putain de bon Hitler […] un excellent dictateur. Très excentrique et franchement barré […] Je ferais marcher le pays au pas et j’en ferais une putain de grande nation ». Un an après, Bowie affirme sa conviction « profonde en faveur du fascisme ».

Alors, tout cela fait masse, même si l’on connaît par ailleurs l’intérêt de Bowie pour la république de Weimar et la décadence berlinoise qu’il a tenté de réincarner avec son pote Iggy à quatre décennies de distance, de même que son addiction à la cocaïne, qui, consommée en quantité industrielle, a tendance à fausser quelque peu le jugement. Mais par ailleurs, dans une conférence de presse de 1972, Bowie déclare à propos de Lou Reed, également présent, et de lui-même : « Une société qui permet à des gens comme Lou et moi d’avoir pignon sur rue est plus ou moins perdue. Nous sommes des types perturbés, paranos, de vrais désastres ambulants. Si nous sommes le fer de lance de quoi que ce soit, ce n’est pas nécessairement de quelque chose de bon. » Simon Reynolds restitue la complexité du personnage et prend le temps de nous faire comprendre que lesdites déclarations, trop récurrentes pour être considérées seulement comme des erreurs de jeunesse, ne résument pas non plus la pensée de Bowie, qu’il assimile plutôt à un nihilisme théâtralisé et pas toujours très lucide.

Le choc du glam, de Simon Reynolds : Am-stram-glam…

David Bowie en 1974 © CC/AVRO

L’autre protagoniste de ce livre, celui par qui le glam arrive, c’est Marc Bolan. Aujourd’hui un peu oublié, il vendait plus de disques que Bowie au début des années 1970. Lui aussi était androgyne, dandy et extraverti, ou du moins s’était-il glissé dans ce personnage, car, adolescent, il était mod ; jeune adulte, il s’était lancé dans la musique avec un groupe du nom de John’s Children, qui jouait le plus fort possible des chansons où « l’on ne distinguait pas la moindre trace d’un véritable accord » ;  puis il avait adopté un style hippie acoustique underground en professant son mépris des choses matérielles avant de se tourner vers le glam et d’écrire des chansons sur « la Rolls-Royce qu’il s’était offerte (même s’il ne savait pas conduire) ».

Bref, l’époque était celle des possibles, et bien des artistes (Alice Cooper, Gary Glitter, Iggy Pop, Roxy Music, les New York Dolls…), qui découvraient en même temps que leur public le pouvoir des médias, avaient du mal à établir une frontière nette entre la réalité et les personnages qu’ils mettaient en scène. Pour être tout à fait honnête, les intérêts financiers des maisons de disque, l’idolâtrie des fans et la consommation de grosses quantités de drogue(s) ne les y aidaient guère. Cela dit, pour le rock, c’était un âge d’or dont Le choc du glam peint une fresque aussi détaillée que passionnante.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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