Apollinaire, un ami qui nous fait du bien

Tandis que, confinés, nous lisions au printemps dernier son imposant L’or du temps, François Sureau, confiné lui aussi, écrivait un essai, Ma vie avec Apollinaire. Il y retrouvait le poète qui avait animé le dernier chapitre de son livre. Continuité, donc, mais aussi actualité : c’est le moment épidémique et l’isolement associé qui le conduisent à ce supplément, cet alliage à L’or du temps. Et même si l’auteur déclare ici : « Je n’aime pourtant pas lire un article écrit sur l’un de mes livres », il prend le lecteur fidèle à témoin : « Apollinaire ne m’a jamais abandonné. Je pouvais compter sur son amitié ».


François Sureau, Ma vie avec Apollinaire. Gallimard, 158 p., 16 €

François Sureau, La chanson de Passavant. Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 224 p., 7,50 €


Le virus de la grippe, dite espagnole, avait mis brutalement fin à une vie déjà affectée par une grave blessure de guerre. Mourir avant l’armistice… Depuis le 7 novembre des échanges avaient lieu entre les Allemands et les Alliés pour mettre fin aux combats. Le 9 novembre, Guillaume II abdique, la nouvelle à Paris provoque des manifestations vengeresses aux cris de « À mort Guillaume ! ». Ce slogan accompagne Giuseppe Ungaretti qui apportait à son ami des cigares toscans au 202, boulevard Saint-Germain. La mère et l’épouse lui présentent un gisant : « Le visage couvert d’une étoffe. Les premiers signes d’altération apparaissent ». Ce Guillaume-là laisse des amis affligés, et des poèmes à revivre.

Vivre avec un poète : François Sureau raconte que, dès son adolescence, les poèmes d’Apollinaire l’ont accompagné, et il trouve comme initiateur Pascal Pia dont le Apollinaire par lui-même (en 1954, dans la collection « Écrivains de toujours » des éditions du Seuil), vif de ton et d’images, court-circuite l’anémique Lagarde et Michard. Guillaume devient un ami de quarante ans, celui qui est là, en livres et en live. François Sureau récuse pour Apollinaire le biographique savant, tâche accomplie. Il procède en tressant les fils de la vie du poète et de la sienne. La vie complice, comme compagnonnage, à demi-mot : « C’est la maclotte qui sautille » (dans le poème « Marie »).

Remarquons que c’est aussi une manière de se joindre aux amours et aux amis de Guillaume. Marie Laurencin avait retenu en 1909 sept figures autour de Guillaume. Jusqu’à la guerre, d’autres figures les rejoignent : Picasso, Cocteau, Breton, Cendrars, Aragon, Max Jacob, Picabia, formaient un cercle magique dont on peut a posteriori se rêver tangent.

Un aîné de François Sureau, Julien Gracq, mentionné ici à deux reprises, a reconnu cette amicalité de Guillaume. Lui-même confie son recours au poète : « Dans les jours de disgrâce il ne reste pour moi que deux ou trois fontaines-petites mais intarissables – il me suffit de me redire la première strophe de Marie pour que le monde, instantanément, retrouve les couleurs du matin ».

Ma vie avec Apollinaire, de François Sureau : un ami qui nous fait du bien

Guillaume Apollinaire, « le poète assassiné » © Gallica/BnF

On retrouve dans Ma vie avec Apollinaire l’attention aux lieux qui balisait L’or du temps. François Sureau rappelle la « composition du lieu » préconisée par Ignace de Loyola pour prier. La prière est aussi un exercice d’anamnèse. Apollinaire a été le flâneur des deux rives parisiennes et le visiteur de l’Europe, du « monde d’hier ». François Sureau observe que « l’érudition d’Apollinaire était légère, imprévue, variée ». Ajoutons que souvent elle procède des lieux, à Paris ou ailleurs, elle invite à la déambulation, au détour ou au raccourci. « Voici le soir. À Saint-Merry c’est l’Angelus qui sonne. » Le lecteur de Calligrammes à la BPI tend l’oreille au musicien.

« Le 5 décembre 1914, Guillaume signait au 38e régiment d’artillerie de campagne de Nîmes son “engagement pour la durée de la guerre”. La guerre en effet, comme l’épidémie, a un temps qui n’est qu’à elle. » Apollinaire le passeur des frontières a choisi son camp, son destin. À la mobilité de l’époque dite belle succèdent la fixité, l’enlisement, les servitudes et les grandeurs du front, qui arment les convictions de François Sureau. Ses poèmes à lui, textes « d’OPEX », au Cambodge, en Bosnie, en Afghanistan, regroupés dans La chanson de Passavant, accèdent aujourd’hui à la collection « Poésie/Gallimard ».

Ce consentement à la guerre et à la fraternité d’armes rapproche encore Guillaume et François Sureau, qui se rappelle que, le 11 novembre 1978, à l’initiative de son colonel, il a défilé à Sedan en tenue bleu horizon. D’abord amusé, il trouve finalement ce revival déplacé mais il est consolé par la venue d’une amie : « seule L. de V. me rendait à cet instant présente l’amitié de Guillaume, non ce drap bleu et lourd que j’avais hâte de retirer ». Son ami a connu la Grande Guerre, lui, un « aspirant », est un double, se qualifiant de « soldat pour le songe ». Au-dessus du lit mortuaire de Guillaume, les visiteurs ont noté le tableau que Picasso lui avait offert pour son mariage récent, Le garçon bleu, « qui semblait porter, mais sans insigne de grade, la tenue des soldats ».

« Hommes de l’avenir, souvenez-vous de moi » : Apollinaire avait suggéré l’anamnèse. François Sureau lui répond par cet essai décalé. Une contribution à la critique apollinarienne ? Non. Celle-ci, déjà considérable, biographique, littéraire, a connu l’effet centenaire de 1918. Cette masse érudite risquait d’ensevelir une seconde fois Guillaume. Le livre de François Sureau, à partir de ces sommes, distille une eau de vie qui nous ramène à l’essentiel, nos exemplaires usagés de ses œuvres.

Aujourd’hui, un site, via textes, dessins, photos et sons, nous guide dans le monde d’Apollinaire, le numérique prolonge l’interactivité initiée par Guillaume. Jean Mistler, sous la coupole de l’Académie française, le 13 décembre 1984, avait rendu hommage à Apollinaire, en sollicitant « l’admirable édition » de Michel Décaudin. Alcools ne peut pas s’éventer dans un tel flacon. François Sureau, élu académicien en octobre dernier, s’assure cependant aussi de l’assentiment de son ami, en rapportant qu’après la publication de ce recueil Apollinaire a déclaré « que le but de tout écrivain véritable était d’écrire dans la Revue des deux mondes et d’entrer à l’Académie française ». Un viatique pour le pont des Arts, vers le fauteuil n° 24 ?

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