Il y a cent ans, le 1er mars 1921, une insurrection éclate à Cronstadt, île dressée au milieu du golfe de la Baltique, à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Petrograd, et qui en défend l’accès. Près de 20 000 hommes sont entassés sur les navires immobilisés par les glaces et dans les forts. Au bout de dix-sept jours, la révolte sera écrasée par l’Armée rouge. C’est à cet épisode tragique qu’est consacré Cronstadt 1921, aux éditions Les Nuits Rouges, qui ont auparavant publié le riche livre de Stephen Smith sur la révolution dans les usines en Russie (Petrograd rouge) et republié les souvenirs de l’anarchiste américaine Emma Goldman sur ses deux années passées en Russie (L’agonie de la révolution). Les éditeurs proposent ici une chronique à seize voix, de participants (Trotsky, Petritchenko le président du comité révolutionnaire des insurgés), de témoins (Alexandre Berkman, Emma Goldman, Victor Serge) et d’historiens divers aux points de vue contrastés. Un choix conclu par une postface intitulée : « L’espoir raisonné d’un socialisme libertaire ».
Cronstadt 1921. Chronique à plusieurs voix de la révolte des marins et de sa répression. Les Nuits Rouges, 216 p., 12,50 €
Au début de 1921, la Russie soviétique, ruinée et épuisée par quatre années de guerre et trois années de guerre civile, est exsangue. Sa monnaie est devenue virtuelle – la valeur du rouble a diminué de 20 000 % depuis 1917, et à Petrograd 92 % du salaire des ouvriers est payé en nature. Les trains, bloqués par les insurrections de la Sibérie occidentale et de Tambov, ne parviennent plus à Petrograd, qui manque de combustible et de pain. À Cronstadt, les marins s’agitent, ébranlés par les lettres qu’ils reçoivent de leurs parents qui râlent contre la réquisition de leur maigre bétail, de leur moisson et même parfois de leur linge de corps. Au cours de l’automne 1920, 40 % des communistes de la flotte de la Baltique ont rendu leur carte du Parti.
Le parti bolchevik est quasiment suspendu dans le vide, entre une classe ouvrière épuisée, décimée, affamée, mécontente, et une paysannerie révoltée, désireuse de vendre librement les produits des terres que la révolution lui a données. La vague révolutionnaire qui a balayé l’Europe a empêché l’intervention militaire des grandes puissances de renverser le Parti. La révolution mondiale avortée l’a donc sauvé, mais son assise intérieure se réduit de plus en plus.
Pour pallier le manque de pain, le 21 janvier 1921, le gouvernement décide de réduire d’un tiers les rations alimentaires de Moscou, de Petrograd et d’Ivanovo-Voznessensk, grand centre de l’industrie textile moribonde, et de Cronstadt. La mesure exaspère les ouvriers, les matelots et les soldats affamés. Fin janvier, le soviet de Petrograd, confronté à la chute brutale des arrivages de ravitaillement, réduit certaines rations alimentaires et les normes de livraison de pain. Mécontents, des traminots et des ouvriers débrayent le 9 février. Dans les unités de la garnison où les soldats manquent de bottes et de pain, mendiant parfois dans les rues, la grogne se répand. La raréfaction brutale des matières premières et du combustible pousse le soviet de Petrograd à fermer le 11 février une centaine d’usines. Le 24 février, 2 000 ouvriers manifestent à Petrograd. Lénine déclare aux militants de Moscou : « Le mécontentement a pris un caractère général ». Le pouvoir ne parvient pas à en endiguer l’extension. Le lendemain, Grigori Zinoviev, président du Komintern, déclare la loi martiale dans la ville.
La nouvelle des troubles de Petrograd parvient à Cronstadt. Le 26, des délégués de l’équipage de deux cuirassés ancrés dans l’île, le Petropavlovsk et le Sebastopol, descendent dans les usines en grève, en reviennent excités, et tiennent, le 1er mars, un grand meeting sur la place de la Révolution. Après six heures de débats agités, l’assemblée adopte, à la quasi-unanimité des 15 000 marins et soldats présents, une résolution qui réclame la réélection immédiate des soviets à bulletin secret, la liberté de parole et de presse pour les anarchistes et les socialistes de gauche, la libération de tous les détenus politiques ouvriers et paysans, l’abolition de tous les organes politiques et détachements de choc dans l’armée et les usines, et des détachements de barrage qui confisquent les produits de la campagne achetés illégalement, l’égalisation des rations alimentaires, la liberté totale d’exploitation du paysan et de l’artisan n’exploitant pas de main-d’œuvre salariée. Cette vision d’une société de petits paysans et d’artisans libres se répand sous le slogan « Les soviets sans communistes », qui n’y figure pas, mais résume assez bien son contenu. Le 2 mars, les révoltés passent de la protestation à l’insurrection en créant un comité révolutionnaire provisoire.
Zinoviev, affolé, télégraphie à Lénine que les marins ont adopté une résolution « S-R-cent-noirs », sans lui en communiquer le texte (« S.R. » sont les initiales des Socialistes-Révolutionnaires, parti antibolchevik, et les Cent-Noirs une organisation ultra-réactionnaire et antisémite, organisatrice de pogromes au début du XXe siècle). Le lendemain, un communiqué signé Lénine et Trotsky dénonce la résolution en reprenant cette formulation que Lénine abandonnera bientôt. Lors d’une réunion, le 13 mars, il affirmera : « Cronstadt : le danger vient de ce que leurs slogans ne sont pas socialistes-révolutionnaires, mais anarchistes. »
Un appel aux insurgés lancé le 4 mars par le Comité de défense de Petrograd, présidé par Zinoviev, menace de « canarder » les insurgés « comme des perdrix », mot souvent attribué, à tort, à Trotsky. Ce dernier, dans un ultimatum, le 5 mars, exige la soumission immédiate des mutins, que la double menace exaspère, et ordonne en même temps de préparer l’écrasement de la mutinerie. Les insurgés espèrent enflammer les ouvriers de Petrograd, dont la majorité, affamés, las de la guerre civile, et souvent indifférents au sort de ces marins qui perçoivent une ration alimentaire double de la leur, ne bougent pas.
Mais Cronstadt peut s’étendre au continent, transformer les révoltes paysannes éparses en insurrection généralisée et favoriser une intervention des puissances occidentales. D’ici à la fin du mois, les glaces qui enserrent l’île et ses navires vont fondre, l’infanterie ne pourra plus l’attaquer, et l’île, contre laquelle les 12 000 marins de Petrograd, plus ou moins solidaires de leurs camarades, ne sont pas mobilisables, sera accessible aux bateaux étrangers, dont la marine de guerre anglaise. Le sort du régime est en jeu. Lénine va écraser la mutinerie, en cédant partiellement ensuite à ses demandes.
Le 7 mars au soir, Toukhatchevski lance 20 000 hommes à l’assaut de la forteresse qui les repousse. Au congrès du parti bolchevik qui s’ouvre le 8 mars sous ces auspices, Lénine déclare qu’à Cronstadt « on ne veut ni les gardes blancs, ni notre pouvoir et il n’y en a pas d’autre ». Quelques coups de canon et lâchers de tracts et de bombes inefficaces sur Cronstadt rythment les jours qui passent. Les insurgés dénoncent dans leur journal, les Izvestia de Cronstadt, « le feld-maréchal Trotsky », « le dictateur de la Russie communiste, violée par les communistes », le « sanguinaire feld-maréchal Trotsky, debout jusqu’à la ceinture dans le sang des travailleurs », « le tigre Trotsky assoiffé de sang »… Un marin le compare à un vampire : « Trotsky avait encore envie de boire du sang ouvrier dont il n’était pas rassasié […] Il a décidé de boire encore un verre du sang ouvrier et paysan ». Un appel du comité révolutionnaire exilé prêtera « au gredin Trotsky » l’ordre imaginaire de « fusiller la population de Cronstadt âgée de plus de 10 ans » (un peu plus tard il fera descendre la barre aux « plus de 6 ans »).
Le 15 mars, Lénine déclare que le peuple est épuisé, « la paysannerie ne veut plus continuer à vivre de la sorte […] il faut accorder la liberté d’échange sous peine de voir le pouvoir soviétique renversé ». Il fait voter un changement de politique économique. L’assaut final de Cronstadt commence le 17 mars au matin, sur la glace crevassée par les obus, au milieu d’une tempête de neige. Le soir, les dirigeants de l’insurrection, s’enfuient avec près de 7 000 insurgés en Finlande où ils sont entassés dans des camps. L’assaut s’achève le 18 mars au matin, après de farouches combats de rue à la baïonnette et à la grenade. Certains insurgés évoqueront 60 000 morts dus à l’assaut, soit plus que la population tout entière de l’île. Après l’écrasement de la mutinerie, la Tcheka (la police politique) arrête environ 6 500 mutins, dont elle fusille un peu plus de 2 000. Dans son Staline, écrit en 1939-1940, Trotsky qualifiera l’écrasement de la révolte de « nécessité tragique ». Quelques semaines plus tard, la dernière révolte paysanne, celle de Tambov, est écrasée elle aussi. Commence le temps des débats, acharnés, sur la portée de la révolte et de sa liquidation. Ce volume des Nuits Rouges y contribue efficacement.
Une remarque, néanmoins. Les éditeurs, évoquant le sort de Petritchenko, écrivent : « Il est réputé être entré en contact avec des membres de l’émigration tsariste, mais rien n’a été prouvé de façon certaine, et, en tout cas, il n’y eut aucun lien organisationnel entre eux. » L’affirmation est discutable. Petritchenko et quatre autres anciens insurgés communiquent à David Grimm, représentant en Finlande du général contre-révolutionnaire Wrangel, alors stationné à Bizerte sous la protection du gouvernement français, une lettre datée du 31 mai 1921, proposant une alliance au général blanc [1].
Pour les cinq signataires, « des actions isolées ne permettent pas de renverser les communistes ». Ils veulent donc « s’unir avec tous les groupes antibolcheviks à des conditions » fondées sur « l’expérience tirée de leurs trois années de lutte contre le communisme ». Ils proposent un accord en six points, dont certains inacceptables pour les Blancs comme le maintien de la terre aux paysans, la liberté des syndicats et le refus des épaulettes d’officiers. Pour séduire Wrangel, les cinq hommes affirment : « le soulèvement de Cronstadt avait comme seule fin de renverser le parti bolchevik ». Ils insistent sur l’importance tactique du slogan « tout le pouvoir aux soviets et pas aux partis » qui « constitue une manœuvre politique adéquate car elle suscite la scission dans les rangs des communistes et est populaire dans les masses […] Sa signification politique est très importante, car il arrache aux communistes l’arme qu’ils utilisent habilement pour réaliser les idées communistes ». Ils ajoutent : « après le renversement des communistes nous jugeons indispensable l’instauration d’une dictature militaire pour lutter contre l’anarchie possible et garantir au peuple la possibilité d’exprimer librement sa volonté dans le domaine de l’édification de l’État », garantie que les dictatures militaires offrent rarement. Le général Wrangel ne répond pas. Petritchenko, en octobre, proclame avec le général monarchiste Elvengren un « comité des organisations combattantes du Nord », qui ne verra jamais le jour.
Ce livre, qui fournit de nombreux éléments de connaissance et d’analyse de l’insurrection, de ses causes, de ses buts et de son écrasement, oublie de signaler ce texte et cette décision, restés certes sans effet mais qui confirment à leur manière, semble-t-il, l’analyse de Lénine sur l’impossibilité d’une troisième voie entre les Rouges et les Blancs. Mais, comme le souligne la dernière réplique de Certains l’aiment chaud : « Nul n’est parfait ».
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Voir Paul Avrich, La tragédie de Cronstadt (Seuil, 1975) et Ida Mett, La commune de Cronstadt (Spartacus, 1977).