Dans L’artiste en habits de chercheur, la philosophe de l’art Carole Talon-Hugon s’inquiète du rapprochement de l’art et de la science, symptôme pour elle d’une « atmosphère intellectuelle proclamant l’effacement des frontières du vrai et du faux, du fait et de la fiction, de l’idéologie et du savoir ». Mais, de prime abord, la visée polémique de ce livre n’a rien d’évident. Le répit que commence par accorder Carole Talon-Hugon à ses lecteurs leur permet d’examiner ses objets et de connaître les raisons de sa vindicte contre les artistes. Ces dernières s’estompent très vite, et le bien-fondé de la polémique avec elles.
Carole Talon-Hugon, L’artiste en habits de chercheur. PUF, 192 p., 14 €
Passé le résumé de la carrière du chef cuisinier Ferran Adrià, devenu artiste puis chercheur, résumé auquel elle attribue la valeur d’un apologue, Carole Talon-Hugon présente en une vingtaine de pages claires, précises, informées, toute une série d’initiatives artistiques réalisées au cours des vingt dernières années qui, par-delà la diversité de leurs sujets, entendent contribuer à la connaissance de pans plus ou moins approchés et connus de la réalité historique, sociale et politique.
Cela va du génocide des Tutsi du Rwanda (collectif Goupov, Rwanda 94, 2000) aux archives de l’un des premiers procès de la Cour pénale internationale relatif à des crimes de guerre commis en République démocratique du Congo (Franck Leibovici et Julien Seroussi, Bogoro, 2016), en passant par les recherches judiciaires du groupe Forensic Architecture, formé en 2010 ; du souvenir occulté d’un camp d’internement pour gens du voyage à Saliers, en Camargue, sous l’Occupation (Mathieu Pernot, Un camp pour les Bohémiens, 2001), à celui de la « bataille » d’Orgreave qui, en 1984, sous Margaret Thatcher, opposa des mineurs grévistes aux forces de l’ordre dans la périphérie de Sheffield (Jeremy Deller, Orgreave, 2001).
Aux yeux de Carole Talon-Hugon, tous ces projets appartiennent au type de l’art dit documentaire, qu’elle définit comme « un ensemble d’œuvres qui se spécifient à la fois par un trait : l’usage de documents, et par une intention : ajouter au savoir du monde ». Elle relève en ce sens que, d’une part, le discours que tiennent les artistes qui s’y engagent « emprunte beaucoup au lexique des sciences sociales lorsqu’il est question de leurs matériaux, de leurs objectifs et de leurs méthodes » et que, d’autre part, « le lexique du questionnement [y] est omniprésent ». Elle constate de même que, dans ce cadre, « l’artiste n’est pas seulement présenté comme un historien, un sociologue ou un anthropologue, mais aussi comme l’épistémologue de ces disciplines, qui s’interroge notamment sur la notion centrale de document, sur la capacité de celui-ci à restituer le réel, ou, au contraire, à le construire ».
Jusque-là, au regard de l’« état des lieux » que constitue le chapitre premier du livre, rien dans son analyse ne laisse supposer que ce phénomène désormais bien ancré dans le paysage artistique contemporain puisse soulever quelque difficulté ; d’autant moins que Carole Talon-Hugon paraît plutôt encline à en décrire la vitalité. Même la pointe d’agacement que l’on devine chez elle à propos de la récurrence de formules telles que « l’artiste questionne » ou « l’œuvre interroge » dans les plaquettes de présentation d’exposition et dans les communiqués de presse ne prête guère à conséquence. Ces formules traduisent le plus souvent l’irrésolution de galeristes et de commissaires d’exposition n’osant ni prononcer le mot de « critique » ni reconnaître l’innocuité d’une œuvre. Plus fondamentalement, il se pourrait aussi que l’interrogation permanente corresponde à une époque désorientée, en quête de réponses, ou bien encore, de la part des artistes, à un étonnement face au monde qu’une philosophe serait bien en peine de leur reprocher.
Telle est pourtant bien son intention, que l’on décèle une première fois lorsqu’elle qualifie d’« apparat discursif » ce type d’explications avant de regretter que « le plus souvent, les discours sur l’art documentaire ne plaident pas pour une collaboration sur fond de différences et de complémentarité, mais se livrent à une attaque en règle de la méthode et des réquisits de la science », au point que l’art documentaire est finalement vu par elle « comme une machine de guerre contre le savoir scientifique ». Le retournement est brutal ; et, au vu du tour que prennent les pages suivantes, il est définitif.
Reste que si la charge paraît un peu sévère, voire excessive, elle parvient encore à s’expliciter en s’articulant à un nœud théorique cherchant à « savoir comment une même œuvre peut poursuivre en même temps un but épistémique et un but épistémologique ». Autrement dit : jusqu’à quel point une œuvre d’art peut prétendre produire une connaissance scientifique et, simultanément, la critique informée de cette même connaissance. Selon Carole Talon-Hugon, il est bien évident qu’elle ne le peut pas. Non que l’opération soit théoriquement impossible, mais parce que l’art n’est pas la science, et que la vérité qu’un artiste est susceptible de délivrer ne peut être de même nature que celle de la science – pas plus, par conséquent, qu’elle ne peut s’adresser à cette dernière avec quelque légitimité, d’autant moins si elle poursuit un objectif critique. Il ne s’agit pas, précise-t-elle, de subordonner une vérité à l’autre, mais simplement de délimiter les juridictions de chacune ; même si l’on commence à comprendre que, en tant que philosophe de l’art, la sienne jouit de compétences élargies.
Certes, Carole Talon-Hugon n’ignore pas que l’art a depuis longtemps cherché à documenter le réel. Cependant, l’exemple des écrivains français qui poursuivirent ce but au XIXe siècle ne saurait être comparé à celui de leurs émules contemporains, car, écrit-elle, « vu depuis 2020, il y a beaucoup moins d’écart entre les romans historiques de Lamartine, Vigny ou Hugo et ceux de Zola, qu’entre tous ceux-ci et Entre chagrin et néant, où Marie Cosnay rapporte des comptes-rendus d’audience de sans-papiers ». Ce dont on ne saurait disconvenir – chronologie oblige –mais dont on ne saisit pas non plus très bien la pertinence argumentative – l’anachronisme aidant. Car, si l’on peut bien admettre également qu’« en dépit de toutes les déclarations théoriques de leurs auteurs, les romans réalistes et même naturalistes ne se bornent pas à la restitution neutre et à l’expérimentation objective de la vie », ce n’était pas l’opinion du procureur impérial qui convoqua Gustave Flaubert et son éditeur devant le tribunal, ni le sentiment de l’Académie à l’égard de la peinture de Gustave Courbet qu’elle écarta du Salon. La comparaison n’a donc ici de véritable sens qu’à cheviller la « perspective historique » qu’offre ce deuxième chapitre à sa conclusion, selon laquelle « l’art documentaire s’inscrit dans cette lignée mais ne ressemble vraiment à rien de ce qui s’est fait jusqu’ici ».
« L’examen critique » qui s’ensuit repose sur cette dissemblance radicale redoublant en quelque sorte historiquement la différence (statutaire, quant à elle) entre l’art et la science, et qui aboutit à considérer que « l’art documentaire apparaît pour ce qu’il est : un oxymore ». Cela pour deux raisons au moins, estime Carole Talon-Hugon, la première tenant au fait « qu’on ne s’improvise pas chercheur et que les compétences de l’artiste ne sont pas celles du scientifique », la seconde venant de ce que « la manière qu’a l’art de se référer au monde n’est pas celle de la science et qu’à plusieurs égards, la forme artistique contredit l’intention scientifique », si bien, écrit-elle, que « la conciliation de ces deux fins hétérogènes est impossible ; on ne peut servir deux maîtres à la fois ».
Tranchante, l’assertion a, dans ce contexte, quelque chose de soudainement incongru – une dureté qui trahit la raideur croissante avec laquelle son autrice exprime désormais ses positions. Elle avance ainsi que les artistes documentaires « ne prônent pas une coproduction de savoir, mais un remplacement du savoir scientifique par un savoir artistique », puis que cette prétention constitue « une menace pour les sciences sociales », celle, soutient Talon-Hugon, d’« une sorte d’anarchisme épistémologique », dont « le risque pour la science est connu : c’est celui du relativisme sceptique et ses ombres portées éthiquement calamiteuses que sont le révisionnisme et le négationnisme ».
Il n’est pas dit que l’autrice de L’artiste en habits de chercheur écrive cela légèrement ; il est cependant certain que ses glissements successifs l’ont conduite à ce type de dérapage. Sans doute vaut-il d’ajouter que, pas plus que les résultats de leurs recherches ne sont pris scientifiquement en défaut par Carole Talon-Hugon, aucun des artistes cités précédemment par elle n’est associé aux délits qu’elle mentionne ; les origines intellectuelles de ceux-ci sont en revanche énoncées avec la plus grande clarté dans le chapitre suivant, le quatrième, intitulé « Généalogie d’une imposture ».
La faute en revient, selon Carole Talon-Hugon, du côté de l’art, aux avant-gardes historiques, dada en tête, qui ont conduit à une « désartification de l’art », et, du côté de la science, au tournant linguistique de la French Theory, qui a provoqué « la dérégulation des sciences humaines ». Causes lointaines, vieilles respectivement de plus d’un siècle et d’un bon demi-siècle, mais qui auraient néanmoins retrouvé une jeunesse au cours des deux dernières décennies par le phénomène conjoint de la « pollinisation » des énoncés critiques universitaires au sein des mondes de l’art, et, en retour, de « l’institutionnalisation de l’imposture » dans les sphères universitaires.
Carole Talon-Hugon se réfère en l’occurrence à la mise en conformité des systèmes européens de l’enseignement supérieur amorcée en 1998 par le processus dit de Bologne. Lequel, rappelle-t-elle, « a sommé les écoles d’art d’organiser en leur sein des activités de recherche pour intégrer l’espace européen de l’Enseignement supérieur. Elles ont ainsi dû intégrer, souvent dans la douleur et la résistance, ces nouvelles finalités et les changements considérables en termes symboliques mais aussi administratifs et juridiques que signifiait le passage en LMD » (c’est-à-dire la tripartition de tout cursus diplômant en licence, master et doctorat) ; les écoles d’art devant désormais être en mesure, comme n’importe quelle autre université, de délivrer à leurs étudiants des diplômes allant jusqu’au niveau du doctorat.
Compte tenu des réserves que cette harmonisation a suscitées, il serait assez logique qu’au moins sur ce point la critique de Carole Talon-Hugon trouve des partisans jusque parmi ceux qu’elle désigne comme ses adversaires. Ce qui serait sans doute le cas si son propos n’était pas uniquement tendu par une volonté certaine de maintenir le débat sur le plan de la polémique. Cette résolution est particulièrement frappante lorsqu’elle cite à ce sujet les propos de deux de ses collègues enseignant à l’École nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy, l’artiste Sylvie Blocher et le sociologue Geoffroy de Lagasnerie.
S’appuyant sur son expérience avec l’une de ses étudiants en thèse, la première déclare que « le champ de l’art ouvre d’énormes possibilités pour peu que l’on accepte d’élargir la pensée critique à des formes multiples et diverses, ce qui n’empêche en rien le sérieux de la recherche » ; le second (que l’on a tout de même connu plus véhément) pointe de son côté la tendance à l’« universitarisation » des écoles d’art qu’introduit cette réforme, et avec elle un nouveau « risque structurel, celui d’un retour à une forme d’académisme, ou de fondement académique de l’art ».
Considérations qui valent immédiatement à chacun, de la part de Carole Talon-Hugon, les commentaires suivants : « Mais le problème le plus grave naît de la volonté d’importer ce modèle obscur de recherche-création dans le domaine académique. Car l’appel au rapprochement du monde de l’art et de celui de la recherche, si l’on y regarde de près, signifie moins l’imposition de finalités scientifiques à l’art que l’imposition de procédures non scientifiques à la science » ; ce à quoi elle ajoute : « En bref, on l’a compris, la symétrie de façade de la recherche-création cache une profonde asymétrie : l’art n’est pas présenté comme un autre lieu pour la recherche mais comme son seul lieu authentique ». Or, même en y regardant de loin, c’est l’exact inverse qui s’est produit, et en bref comme en longueur ce n’est en aucun cas ce que l’on peut déduire de la citation des propos de Lagasnerie.
Pour le dire autrement, et un peu absurdement puisqu’il le faut, le processus de Bologne a contraint les écoles d’art à adopter un modèle universitaire qui n’était pas le leur ; il n’oblige pas les philosophes à réaliser un film ou à concevoir une installation pour obtenir le grade de docteur dans leur discipline. C’est donc bien à une académisation et à une disciplinarisation de l’enseignement artistique que l’on assiste depuis plusieurs années, en France comme ailleurs en Europe, et non à son contraire, quelle que soit l’importance que prennent, dans certaines facultés, les tentatives d’expérimentation en sens inverse.
Quant aux effets dérégulateurs sur les sciences humaines et sociales induits par le processus de Bologne depuis la fin des années 1990, le passage à la LMD à partir de 2002 ou l’adoption de la loi LRU sur les libertés et les responsabilités des universités, ils sont d’un ordre un peu différent, et bien moins théoriquement déterminés que ne le laisse entendre Carole Talon-Hugon ; et puisqu’elle met le pied dans cette porte, il serait bien dommage de pas l’ouvrir complètement.
Tout étudiant qui, au cours des dernières années, a nourri le désir saugrenu de se lancer dans une recherche doctorale en sciences humaines et sociales sait, d’un savoir qui pour n’être pas scientifique n’en est pas moins bien réel, pour ne pas dire matériel, que ces différentes réformes n’ont en aucun cas délité la discipline académique dont la philosophe redoute la dilution. À l’université comme en dehors d’elle, la précarisation a tout au contraire renforcé l’atmosphère déjà semi-féodale de toute une partie du système français, fait d’hommages, d’adoubements et de répartition des cours sur le mode des apanages. Cours aujourd’hui dispensés dans leur majorité par des professeurs qui n’en sont pas, ce qu’ignorent le grand public et même la plupart des étudiants. Les charges de cours qu’on leur confie sont des vacations, dont l’obtention dépend socialement de la surface de leur réseau et, contractuellement, soit de leur statut de doctorant (donc de leur dépendance universitaire), soit de leur capacité à prouver qu’ils travaillent par ailleurs (donc en fonction de leur dépendance extra-universitaire). On conçoit aisément que cette situation ne leur permette pas de se consacrer pleinement à la recherche ; et que certains titulaires soient par conséquent dans leur bon droit lorsqu’ils ne les admettent pas comme des chercheurs de plein exercice, car enfin n’est pas chercheur qui veut. C’est pourquoi la loi dite de programmation pluriannuelle de la recherche adoptée cette année, que les maîtres de conférences et les professeurs des universités ont suspectée avec raison de vouloir précariser leur statut et fragiliser leur carrière, ne concerne la multitude des vacataires que de loin. C’est pour cela aussi que, dans cette foule, nombreux ceux qui furent surpris à sourire de l’émoi qu’elle occasionna parmi leurs « collègues » les plus éminents.
Or, si un tel excursus devait trouver ici sa place, c’est précisément parce qu’on ne peut manquer de sourire d’un livre qui voit dans l’art documentaire la principale menace planant aujourd’hui sur les libertés académiques, comme si le temple dont il s’agit de préserver l’intégrité n’avait pas été ruiné de l’intérieur, pierre après pierre, et depuis longtemps, sans que les gardiens en fussent avertis. De même qu’a quelque chose d’amusant la naïveté (feinte ou réelle, peu importe) consistant à ne pas discerner dans l’énumération des sujets dont s’emparent les artistes dits documentaires la liste de ceux qu’a négligés depuis vingt ans le « savoir ‟officielˮ », que Carole Talon-Hugon regrette de voir de plus en plus contesté. Inquiétude plus justifiée, celle-ci, que la polémique que cette question déclenche chez elle. On commence, en effet, à percevoir des signes d’irrévérence, des demandes de comptes et d’explications jusque dans les amphithéâtres et les couloirs. Il ne s’agit évidemment pas d’inventer « une guerre » (il y a décidément des mots qui n’ont rien à faire dans certaines discussions) mais bien d’instaurer un nouveau rapport de force, qui soit aussi un lieu de discussion.
Paradoxalement, le livre de Carole Talon-Hugon peut y contribuer, dans la mesure où sa démarche se retourne sur le genre même qui la véhicule : l’essai, qui, pour être épistémologique, est d’autant moins épistémique qu’on lui donne, comme ici, une tournure essentiellement solipsiste. Pour s’en convaincre, il n’est que de lire, sur le même sujet, l’ouvrage collectif qu’ont dirigé en 2016 Sandra Delacourt, Katia Schneller et Vanessa Theodoropoulou : Le chercheur et ses doubles (éditions B42). Si de leur livre se dégage une tonalité différente, qu’on oserait dire souriante, c’est qu’il fait entendre le bruit du dialogue en restituant celui qu’elles ont entretenu, une journée durant, avec des artistes qui se reconnaîtraient probablement plus ou moins nettement dans la notion d’art documentaire. Quoi qu’il en soit, leur discussion est riche, non consensuelle, tâtonnante quelquefois ; leur méthode d’échange d’autant plus rigoureuse qu’elle est critique, veillant avec un soin extrême sur les faits que chacun étudie à sa manière, et qu’il s’agit de rendre à la fois dénués de préjugés et pourvus de leur complexité. Peut-être le savoir qu’ils et elles coproduisent n’est-il pas toujours, en effet, de l’ordre de la science proprement dite, mais plutôt de la sapience, de ce savoir-saveur dont la véritable finalité est d’être partagé.