Le dessinateur Cyril Pedrosa, plusieurs fois primé pour Trois ombres ou Portugal, et Roxanne Moreil, libraire de son métier, meneuse de projets avec l’association nantaise Maison Fumetti et auteure, cosignent L’âge d’or, un récit utopiste et moderne, une flamboyante épopée médiévale en deux tomes parus respectivement en 2018 et 2020 aux éditions Dupuis.
Cyril Pedrosa et Roxanne Moreil, L’âge d’or. Dupuis, coll. « Aire libre », 2 vol., 232 et 192 p., 32 € chacun
L’âge d’or est « une légende que l’on se raconte et qui donne de l’espoir aux gens ». Il s’agirait aussi d’un livre, un livre porteur de nostalgie et d’espoir. « Un livre perdu au pouvoir si grand qu’il pourrait changer la face du monde », nous avertit le dossier de presse des éditions Dupuis. Un livre « assez puissant pour déchaîner la tempête et la révolution, la force d’une utopie qui donne envie de croire en l’avenir ». Mais ce livre n’est pas un mythe, « c’est un objet, un livre qui existe vraiment, et cet objet en lui-même a des pouvoirs particuliers », c’est un véritable trésor…
L’âge d’or constitue le pivot central de l’histoire que nous content Cyril Pedrosa et Roxanne Moreil. Le roi est mort. La princesse Tilda, son héritière légitime, souhaite apaiser le royaume et soulager le peuple. En effet, des révoltes ont éclaté, qui ont été réprimées dans le sang. Mais Tilda est victime d’un complot. Destituée par son frère, elle doit fuir, condamnée à l’exil, accompagnée de quelques fidèles. Blessée, elle sera recueillie dans un phalanstère de femmes caché dans la forêt, avant de reprendre la route et de trouver des alliés pour reconquérir son trône. Pourtant, l’orgueil aveuglera cette souveraine un temps éclairée. La scénariste n’ayant pas voulu faire un personnage féminin idéalisé, la princesse oubliera ses rêves d’égalité… Et, alors que des poignées de gueux affamés rêvent de liberté et tentent de fuir leur vie de servage, partout dans le royaume, les partisans de l’âge d’or clouent des affiches sur les portes des cités : « L’âge d’or. Ami. Souviens toi. Des hivers passés. Jamais des tyrans. Rien ne fut donné. Engage-toi ! ». Tout cela ne pourra mener qu’à une lutte fratricide et à la guerre : « Les vagues d’un océan de flammes et de fer, qui déferlent, emportent les digues, et rien, plus rien ne peut les arrêter… »
Domination, volonté émancipatrice, révoltes, insurrections, alliances et trahisons, jeux de pouvoir et utopie politique, les parallèles entre la bande dessinée de Cyril Pedrosa et Roxanne Moreil et la série au succès phénoménal Games of Throne (HBO 2011-2019) sont nombreux. Tirée du cycle de romans A Song of Ice and Fire (Le trône de fer) de George R. R. Martin, grand lecteur de Machiavel et de Shakespeare, Games of Throne peut se lire comme « une grande saga politique », « une réflexion romanesque mais très charpentée sur toutes les manières de prendre, conserver, renverser, démocratiser ou accaparer le pouvoir » (Le Monde, 19 avril 2019). Les deux œuvres nous interrogent sur la sortie du féodalisme, la « défamilialisation » bourdieusienne, la nature de nos institutions et nos angoisses face à l’ordre et à l’avenir du monde. Ce Moyen Âge nous semble d’une étonnante modernité. C’est pendant cette période que le mythe de l’âge d’or est devenu promesse. Soumis à un état de domination figé dans le temps, les hommes se souvenaient de ce passé prospère, où régnaient l’innocence, l’abondance et le bonheur. Ils se sont alors mis à rêver d’un monde meilleur, de justice et de paix, d’un âge d’or à venir. Dans un entretien donné à L’Humanité le 16 novembre 2020, (« L’Âge d’or, de Roxanne Moreil et Cyril Pedrosa, ou comment rendre audible l’utopie politique »), le dessinateur et la scénariste s’expliquent : « L’Âge d’or est en réaction avec un moment de l’histoire contemporaine où il n’était plus possible de dire de manière audible qu’on pouvait souhaiter un idéal, avoir des espoirs d’utopie et de profonds remaniements du monde sans être de suite renvoyé à un archaïsme ou à tous les échecs. »
L’âge d’or porte en lui toute la nostalgie et l’espoir des combats menés. Mais si l’on se trouve transporté dans une saga médiévale de fantaisie, « qui ressemble aux contes de Perrault ou au Moyen Âge de Johan et Pirlouit », explique Cyril Pedrosa, ce roman graphique est également une fable politique sur l’utopie. « Ce titre, L’âge d’or, nous l’avons voulu comme une promesse faite au lecteur. C’est la mémoire des combats des hommes pour leur émancipation », résume le dessinateur lors d’un entretien avec un journaliste de l’AFP. Cyril Pedrosa est un auteur engagé dans le mouvement social. Anticapitaliste, écologiste, féministe, il est l’un des cofondateurs du groupement des auteurs de bandes dessinées du Syndicat national des auteurs compositeurs (SNAC). « À chaque fois qu’il y a la possibilité de s’engager pour le collectif, il y va ! », témoigne un des ses amis.
L’idée du livre est venue pendant la campagne électorale pour l’élection présidentielle de 2017. Cyril cogite sur l’histoire de la gauche et l’échec du hollandisme. Un instant politique qui se télescope dans son esprit avec l’invention d’une princesse. Avec Roxanne, ils essayent d’imaginer son histoire. « Nous étions intéressés par cette période féodale avec cette disparité entre les classes sociales. Nous avions envie de montrer qu’on peut sortir d’un état de domination qui semble parfois immuable. » Sans s’appuyer sur des faits historiques précis mais en s’en inspirant, L’âge d’or fait écho à un monde qui avait vocation à être éternel mais qui pourtant a été renversé. « Nous sommes peut-être aujourd’hui dans la même situation. Nous voulons un monde radicalement différent. Nous ne savons pas comment mais nous allons y arriver. Ce discours simple n’est pas facile à faire entendre », souligne dans L’Humanité Cyril Pedrosa. Et Roxanne Moreil d’expliquer leur volonté de réhabiliter l’utopie politique : « une révolution populaire qui aboutit, une communauté de femmes vivant en autarcie totalement horizontale et égalitaire »… La transposition dans un Moyen Âge fantasmé leur a permis de ne pas s’autocensurer et leur a donné « l’opportunité d’être un peu lyrique et enlevé », de construire une véritable aventure divertissante, tout en abordant des problématiques contemporaines.
Le personnage du révolutionnaire Hellier, que nous avions découvert déguisé en femme sous le nom de Frida dans le phalanstère, prône la révolte pour retrouver l’âge d’or. Mais, comme le pense l’un des compagnons de la princesse : « Qui s’affiche sous un double visage cache un double discours. Ne soyez pas si naïf. Il excite le peuple avec l’âge d’or et toutes ces chimères ridicules pour servir son ambition. » « Lorsque nous avons commencé l’histoire, raconte Pedrosa, la tentation du héros providentiel était très forte. Mais nous n’avions pas envie de dire qu’un homme ou une femme allait nous sauver mais qu’ensemble nous allions peut-être pouvoir le faire. » La sortie du premier tome, en 2018, vendu à près de 70 000 exemplaires à ce jour, a été suivie d’une critique abondante et enthousiaste, pointant en particulier l’aspect féministe de l’album. Roxanne Moreil, qui a construit les forts caractères féminins de l’histoire, constate : « Le livre a eu cet écho parce qu’il est arrivé pendant les prémices de #MeToo. Nous avons répondu un peu par hasard à un mouvement global. Nous sommes imprégnés par toutes ces révolutions. Nous parlons des rapports de domination et de la société actuelle. » Lauréat du prix Landerneau BD 2018 et du prix BD Fnac France Inter 2019, L’âge d’or est curieusement passé sous les radars de la sélection officielle d’Angoulême trois années de suite. Peut-être parce qu’il s’agit de bien plus que d’une simple bande dessinée…
Le dessinateur s’est inspiré des retables, vitraux, tapisseries et enluminures médiévales. Des scènes évoquent les tableaux de Pieter Brueghel. La narration se passe souvent de mots (« Tout cela… ce ne sont que des mots », dira le prince, découvrant les promesses de l’âge d’or dans son agonie). Les mêmes personnages apparaissent sur différents plans à l’intérieur d’une même case. L’âge d’or est une œuvre d’art féerique et fluide, un livre flamboyant à lire et à contempler pour « reconquérir la joie », comme l’espère Pedrosa, cité dans Libération. Jouant de transparences et de superpositions, certaines planches sont résolument abstraites… Comme ces étonnantes dernières pages où l’on découvre une partie du texte du livre-trésor : « Ami… Garde en souvenir les hivers passés… jamais des tyrans rien ne fut donné… mais conquis dans les combats menés. Depuis l’aube du premier jour… nous semons les plaines d’un nouveau monde… où, sous la courbe lente du soleil… l’Ombre ne fait que passer. »