On peut être reconnaissant à l’historienne et journaliste Florence Hervé d’avoir rassemblé les écrits de la communiste allemande Clara Zetkin (1857-1933), initiatrice de la Journée internationale des femmes, le 8 mars. Accompagné d’éléments biographiques, ce recueil de textes qui rappelle sa détermination en faveur de la cause des femmes est également instructif sur l’histoire et la faillite du mouvement ouvrier allemand de la première partie du siècle dernier. Il est aussi émouvant par ce qu’il révèle de l’amitié de Clara Zetkin avec Rosa Luxemburg.
Florence Hervé (dir.), Je veux me battre partout où il y a de la vie. Textes de et sur Clara Zetkin. Textes initialement publiés dans Batailles pour les femmes (Éditions sociales), édités par Gilbert Badia, Régine Mathieu et Jean-Philippe Mathieu, révisés par Marie Hermann. Textes inédits traduits de l’allemand par Marie Hermann. Hors d’atteinte, 252 p., 19 €
La célébration de la Journée internationale des femmes le 8 mars est tombée en désuétude. Inaugurée en 1911 à l’initiative de Clara Zetkin, elle n’avait guère été suivie que par les pays communistes, pour l’être de moins en moins depuis la chute du système soviétique. Comme l’écrivit dans un texte précédent Florence Hervé, « vilipendée à l’Ouest », Clara Zetkin avait été « encensée à l’Est ».
En Allemagne de l’Ouest, non contente de la qualifier d’« antiféministe notoire » puisqu’elle subordonnait la lutte des sexes à la lutte des classes, la grande prêtresse du féminisme, Alice Schwarzer, demandait la suppression de la Journée internationale des femmes. En RDA, en revanche, le 8 mars, jour non férié mais festif, était observé au pied de la lettre. À tel point que les femmes est-allemandes, tenant pour acquises les dispositions en leur faveur, se seraient autorisé davantage de choses ce jour-là. Les chauffeurs de taxi se plaignaient des avances que leur faisaient les femmes le soir du 8 mars, certaines allant, comme le relata un jour la romancière Christa Wolf, jusqu’à leur pincer la nuque ! Pourquoi, en effet, ne pas se permettre le renversement des rôles le temps d’une journée sur les 365 qui composent l’année ? Clara Zetkin n’alla certes pas jusque-là, mais elle montra la voie.
Clara Zetkin ne prit jamais le temps d’écrire son autobiographie, elle avait bien d’autres choses à faire, et ce jusqu’à son dernier souffle, à Arkhangelskoïe, près de Moscou, où elle était soignée. Ce qui lui valut le privilège – qu’elle n’avait certainement pas demandé – d’être enterrée sous les murs du Kremlin. En janvier 1933, six mois avant sa mort, par l’action et la cécité conjuguées des partis ouvriers allemands les plus puissants d’Europe, les nazis étaient parvenus à renverser la république de Weimar et avaient pris le pouvoir. On lira dans sa correspondance le peu d’estime qu’elle avait pour le chef du KPD (parti communiste allemand), inféodé à Staline, Ernst Thälmann, dit « Teddy », que les nazis assassinèrent à Buchenwald en août 1944.
Née en Saxe en 1857 dans une famille attachée aux idéaux de la Révolution française, Clara Eissner est encouragée par son père, instituteur et organiste protestant, à faire des études. Elle deviendra à son tour institutrice à Leipzig. Devenue la compagne de l’exilé russe d’origine juive Ossip Zetkin, elle prendra son nom sans l’épouser et le suivra à Paris où il a été contraint de se réfugier en raison de l’interdiction des organisations socialistes dans l’Empire allemand. À Paris, le couple a deux enfants, donne des cours de langues, fait des traductions et écrit des articles pour la presse socialiste.
Expulsés en 1887 de leur appartement du Ve arrondissement pour n’avoir pu payer leur loyer, emportant seulement les livres et les habits qu’ils avaient sur eux, les Zetkin bénéficieront de la solidarité des compatriotes d’Ossip, errant « d’un Russe à l’autre » dans Paris, comme Clara l’écrivit à Wilhelm Liebknecht, le père de Karl. Ils se consacrent à l’étude de la théorie marxiste, fréquentent, outre les autres exilés, les socialistes français Paul et Laura Lafargue (fille de Marx). Clara rencontre Louise Michel, qu’elle dépeint en « Garibaldi féminin », et découvre le fardeau de la double journée de la mère de famille, qu’elle décrit le 22 mars 1896 au socialiste allemand Kautsky : « Je suis couturière, cuisinière, blanchisseuse, etc. bref, bonne à tout faire. En plus, il y a les deux petits voyous qui ne me laissent pas une minute de répit. À peine avais-je tenté de me plonger dans l’étude du caractère de Louise Michel qu’il m’a fallu moucher le n°1 et, à peine étais-je assise pour écrire, qu’il a fallu donner la becquée au n°2. À quoi s’ajoute la vie de bohème. »
En 1889, Ossip Zetkin meurt de la tuberculose. Clara se retrouve seule. L’action politique la sauvera du désespoir. On lui demande de préparer le Congrès socialiste international de Paris de juillet 1889, au cours duquel est décidée la fondation de la IIe Internationale. Dans son intervention, celle qui connaissait la double journée explique que le travail est la condition essentielle de l’émancipation des femmes. Controversé, son discours déterminera désormais sa carrière politique. Certes, elle subordonne alors la libération des travailleuses à l’instauration d’une société socialiste, et son féminisme vise surtout à déconstruire les préjugés et les clichés attachés aux femmes au sein du mouvement socialiste : les ouvrières feraient baisser les salaires et le travail mettrait leur vie en danger, ce serait même « une des causes de dégénérescence de la race humaine ». Ferdinand Lassalle, fondateur de l’Association des travailleurs allemands, n’avait-il pas déclaré que la place des femmes était à la maison et non à l’usine ? Du fameux triptyque Kinder-Küche-Kirche, il ne manquait guère que l’usine. Clara Zetkin travaillera toute sa vie, par nécessité et par conviction. Rentrée en Allemagne après l’abolition des lois contre les organisations socialistes, elle devient journaliste et militante à temps complet. Elle prône l’organisation politique et syndicale des travailleuses. Dans un article publié en 1893, elle montre à quel point elle est en avance sur son temps en écrivant : « Les travailleurs doivent cesser de voir avant tout dans les travailleuses des femmes susceptibles d’être courtisées selon leur jeunesse, leur beauté, leur sympathie et leur gaité, et avec lesquelles on pourrait se permettre d’être brutal ou intrusif selon son propre niveau d’éducation. »
Les attaques sont incessantes. Le monde ouvrier est alors loin d’être exempt de misogynie, assez près de rejoindre l’empereur Guillaume II qui voyait en Clara Zetkin « la sorcière la plus dangereuse du Reich allemand », quand Louis Aragon, dans Les cloches de Bâle (1934), verra en elle « la femme de demain ». L’idée qu’elle puisse entrer au Reichstag effraie. On se moque d’elle comme de Rosa Luxemburg, avec qui elle s’est liée d’amitié dès leur première rencontre, en 1898. On raconte que toutes deux aimaient se désigner comme « les deux seuls hommes de la social-démocratie ». La cause des femmes n’est pas celle de Rosa, qui en admet la légitimité mais la délègue à Clara. Triplement discriminée, comme femme, comme juive et comme handicapée (elle boitait légèrement), Rosa Luxemburg n’accordait pas d’attention à elle-même. Cette répartition des rôles leur convient à toutes deux. Chacune accorde une confiance absolue à l’autre.
Prônant l’amour « sans prêtre ni mairie », Clara Zetkin voit dans le divorce « un signe de grande exigence morale d’une personnalité moderne refusant de subordonner son humanité vivante à des relations matérielles ». Elle milite pour le partage des tâches ménagères et de l’éducation des enfants, de même que pour la libération des prostituées de l’opprobre sociale. Elle lutte pour l’abolition de l’article 218 du code pénal du Reich interdisant l’avortement. Clara et celles qui partagent ses idées sont traitées par une partie de la presse socialiste de « vieilles féministes rouges [qui] ont encore mis sur le tapis la question rabâchée du droit de vote », ce qu’en effet elles n’auront de cesse de faire, inspirées notamment par des manifestations d’ouvrières aux États-Unis en 1908 et 1909. Un an plus tard, malgré l’opposition du parti social-démocrate allemand, elles imposent à Copenhague, où se tient la Deuxième conférence internationale des femmes socialistes, l’adoption d’une Journée internationale des femmes, d’abord fixée le 19 mars, puis le 8 à partir de 1921, en souvenir de la grève des ouvrières du textile à Petrograd le 8 mars 1917.
1914 : la guerre menace et Clara Zetkin s’emploie à mobiliser contre elle. « Il faut que le puissant engagement des masses laborieuses pour la paix réduise au silence dans les rues les clameurs patriotiques assassines. » Lorsque la majorité des socialistes vote les crédits de guerre au Reichstag, à l’exception notamment de Karl Liebknecht, elle dit avoir songé à se suicider. Traquée pendant la guerre, elle est espionnée et menacée par les autorités, tandis que ses fils et son nouveau compagnon sont mobilisés ; on va même jusqu’à empoisonner ses chiens. Elle continue à œuvrer contre la guerre dans la clandestinité en distribuant des tracts. Brièvement emprisonnée pour tentative de haute trahison, elle rompt avec les socialistes allemands et dirige ses espoirs vers la révolution en Russie. Elle fera plusieurs séjours à Moscou, se liera d’amitié avec l’épouse de Lénine, Nadejda Kroupskaïa, ainsi qu’avec la bolchevique Alexandra Kollontaï qui défend elle aussi la cause des femmes dans le jeune État.
Quand la révolution allemande éclate en novembre 1918, Clara Zetkin collabore de plus en plus étroitement avec Rosa Luxemburg. En janvier 1919, après avoir été arrêtée, cette dernière est retrouvée noyée dans le Landwehrkanal, à Berlin. Karl Liebknecht a lui aussi été assassiné par la police berlinoise. « Mathilde, écrit Clara à Mathilde Jacob, leur amie commune, comment pourrons-nous supporter de vivre sans Rosa ? » Elle avoue, pour survivre, s’abîmer dans le travail, comme d’autres le font avec « le champagne ou un tord-boyaux ». Dans sa dernière lettre à Rosa, écrite le 13 janvier 1919, soit deux jours avant la date officielle de sa mort, elle écrit de façon prémonitoire : « Ma très chère, mon unique Rosa, est-ce que cette lettre, est-ce que mon amour te parviendront encore ? Mon amour en a-t-il encore le droit, en suis-je digne ? […] Hier les journaux annonçaient que ces malfaiteurs de gouvernants t’avaient mise en prison. Je suis effondrée. […] Ma si chère, mon unique Rosa, je sais que tu partiras fière et heureuse. Je sais que tu n’as jamais souhaité mourir autrement qu’en te battant pour la révolution ».
Membre du parti communiste créé en opposition à la social-démocratie, Clara Zetkin sera souvent en désaccord avec sa direction. Elle critique le « système de clique » établi autour de « Teddy », y voit la possibilité de devenir « tyrannique et mégalomane ». Elle analyse la base sociale du fascisme auquel adhère une partie du prolétariat, prône l’unité et pense que les combats de rue auxquels se livrent les partis ouvriers entre eux et contre les nazis sont inutiles.
En 1920, elle se rend clandestinement au congrès de Tours où se crée la section française de l’Internationale communiste, ancêtre du PCF. Dès 1928 elle réside régulièrement en URSS où elle est soignée. Elle met à profit ses périodes de convalescence pour visiter le pays, se rend notamment à Tbilissi, en Géorgie, pour encourager le mouvement des femmes musulmanes en faveur de leur émancipation. Vit-elle ce qui se tramait alors en Union soviétique ? C’est possible. Elle aurait été, dit-on, « le seul homme » (encore une fois !) à s’opposer à Staline sur sa politique d’intervention dans la IIe Internationale.
Lorsqu’elle retourne en Allemagne, Clara Zetkin est toujours plus isolée au sein du KPD dont elle dénonce l’absence de démocratie dans les débats. Peu avant la défaite finale devant le parti nazi, fin 1932, elle critique l’ensemble du mouvement ouvrier allemand pour ne pas avoir reconnu à temps le danger du national-socialisme. La presse nazie la couvre d’insultes, « juive communiste » (elle n’est pas juive, mais il est bien connu que tous les communistes sont supposés l’être), « salope », « moscovite »… Cela ne la dissuade pas de continuer à prononcer des discours devant des salles parfois remplies de chemises brunes, y compris au Reichstag, privilégiant toujours l’adresse aux femmes. Elle meurt à l’âge de soixante-quinze ans, en 1933.
Pendant quarante ans, à Berlin-Est, la rue longeant l’université Humboldt, parallèle à l’allée des tilleuls (Unter den Linden), porta le nom de Clara Zetkin. Lors de la réunification de l’Allemagne, sur intervention du chancelier Helmut Kohl, on eut tôt fait de la débaptiser. La rue porte désormais le nom de Dorothée, une obscure princesse du Brandebourg.