L’art du portraitiste

En braquant les projecteurs sur la performeuse serbe Marina Abramović, le dernier roman d’Éric Fottorino met en avant une facette peu explorée dans le roman consacré à l’art visuel : l’art corporel contemporain, ou ce qu’on devrait plus précisément appeler l’art de l’endurance corporelle.


Éric Fottorino, Marina A. Gallimard, 176 p., 16 €


Le livre d’Éric Fottorino évoque la découverte de la performeuse par le personnage fictif Paul Gachet, chirurgien-orthopédiste de passage à Florence avec sa femme et sa fille en 2018 afin de savourer les chefs-d’œuvre de la Renaissance. Au hasard des rues florentines, il croise le regard d’une affiche cadrant le visage d’Abramović.

Rationaliste et réfractaire à l’art contemporain, le bon docteur Gachet se met néanmoins à éprouver une fascination grandissante pour les œuvres extrémistes de la performeuse. Plongé dans les recherches et oubliant dans la foulée tous les peintres renaissants, il découvre qu’Abramović va jusqu’à se brûler l’index. Elle se congèle dans des blocs de glace, à ses risques et périls. Frôlant la mort, elle se met en danger en invitant le public à menacer l’intégrité de son corps dans des performances telles que Rhythm 0.

Les mises en scène d’Abramović lui paraissent au premier abord morbides, pour ne pas dire gratuites et masochistes, mais son attirance-répulsion le pousse à tenter d’en saisir les enjeux profonds, au point qu’il finit par remettre en question ses idées préconçues. Gachet découvre aussi ce qu’on pourrait appeler la pratique « christique » de l’artiste serbe, sa mise à l’épreuve des principes d’altérité – la confiance en l’autre, la fraternité radicale, le refus de l’objectivation de l’autre, ces notions qui charpentent la philosophie d’Emmanuel Levinas.

Dans un monde où la « distanciation sociale » nous pousse à redouter le contact avec autrui, Fottorino voit en Marina Abramović une lanceuse d’alerte qui s’exprime par le biais paradoxal de ses silences prégnants.

Marina A, d'Éric Fottorino : l'art du portraitiste

Marina Abramović (à gauche) dans « Artist is Present », au MoMA de New York (2010) © CC/Shelby Lessig

Le style de l’écrivain étant aux antipodes du pompeux, il serait injuste de dire que la démarche d’Éric Fottorino a quelque chose de prudhommesque. Le lecteur qui connait bien l’œuvre d’Abramović pourrait tout au plus percevoir en Marina A la réitération de faits notoires. S’il est vrai que Fottorino s’emploie volontiers à recenser une à une toutes les œuvres de l’artiste, le texte réserve au lecteur même averti quelques surprises. Pour celui qui ne connaît Abramović que de loin, en revanche, le roman offre une plongée en apnée dans l’œuvre de la performeuse qui ne le laissera pas indifférent.

Une bonne partie du texte est, certes, souvent plus proche du reportage que de la mise en scène proprement romanesque. Certains personnages, il faut le dire, se retrouvent un peu désincarnés. Il ne s’agit pas là d’un défaut de construction, mais on aurait bien voulu en savoir plus sur l’entourage familial du narrateur. Les proches de Paul Gachet paraissent flotter dans les marges du récit sans s’y ancrer. On pourrait dire la même chose du non-personnage d’Abramović. La belle mise en appétit que nous livre l’auteur crée une attente qui reste légèrement inassouvie. On aurait envie de voir évoluer Marina Abramović, de l’entendre parler en tant que personnage.

Ayant publié Crown of Beaks (River Boat, 2020, non traduit), un roman qui met en scène des artistes nord-américains de l’endurance art, je sais combien il est délicat de faire apparaître des artistes encore vivants dans des œuvres de fiction. Mis à part l’artiste philosophe Hervé Fischer qui a bien voulu paraître dans le roman comme personnage, je me suis senti dans l’obligation de recourir à des portraits composites pour m’octroyer une plus grande marge de liberté, en renommant et mixant les artistes pour ne pas les rendre trop reconnaissables.

Dans une conception théâtrale du roman, le trouble ressenti par Paul Gachet aurait pu aussi semer un peu plus de désordre dans le nid douillet qui l’entoure, histoire de générer un peu plus de tension dramatique, mais Éric Fottorino n’est pas le genre de romancier qui aime aborder les passes d’armes et les conflits trop déclarés. Dans ses œuvres emblématiques (citons le très touchant L’homme qui m’aimait tout bas, Gallimard, 2009), l’écrivain se penche de manière apaisée et réfléchie sur un seul individu pour dépeindre toutes ses nuances. On pourrait dire en définitive qu’Éric Fottorino excelle dans l’art du portrait en action.

Le fait d’être portraitiste hors pair ne l’empêche pas de prendre des risques. Paul Gachet se met en scène dans des situations burlesques (inspiré par l’œuvre de la performeuse, il tente d’offrir une pâtisserie nommée « Le Généreux » à un mendiant et la retrouve, gâchée, à la poubelle). Sans le dire ou le vouloir explicitement, il risque le ridicule, à l’instar d’Abramović. C’est dans ses moments kafkaïens et quelque peu grotesques que Marina A se montre, au contraire, le plus personnel.

Il serait dommage de reprocher à l’auteur de s’écarter du droit chemin strictement rationaliste, comme si l’ancien directeur du Monde ne pouvait se permettre de prendre des risques littéraires. La tyrannie du réalisme social pèse lourd sur le marché littéraire en France. Remercions les écrivains tels que Fottorino de nous en affranchir.

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