Le cowboy qui écoutait du métal

Avec Devenir quelqu’un, l’écrivain américain Willy Vlautin fait la preuve magistrale de son art des combinaisons, non seulement sur les rings de boxe, mais surtout dans la composition d’un roman bâti sur l’alternative. Vainqueurs et vaincus, villes et montagnes, ambition et désespoir, traités avec une rare tendresse, ravivent les promesses toujours recommencées du rêve américain.


Willy Vlautin, Devenir quelqu’un. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Hélène Fournier. Albin Michel, 283 p., 21,90 €


Avoir vingt ans dans un ranch perdu du Nevada, voilà qui donne des envies d’ailleurs. Horace Hopper, à cheval avant le lever du soleil, diligent, déférent, lié par une relation quasi filiale aux vieux propriétaires, rêve de devenir champion de boxe. Adieu armoise sauvage, montagnes et moutons. Sur le biceps gauche, tatouées à l’encre rouge et noire, deux inscriptions : « Tueur » et « L’enfer attend » : tout un programme. Mais aussi un paradoxe qui engage la curiosité. Ainsi, Willy Vlautin, comme dans ses romans précédents, dont Ballade pour Leroy (2016), très bien accueillis par le public des librairies et des cinémas, combine l’art du portrait et l’appel d’un futur.

Mettant la dynamique de l’espoir insensé du jeune Horace au service d’une action fertile, menée dans la tradition des romans d’apprentissage, avec ses étapes et ses angoisses où alternent solitude, précarité affective et dangers, Willy Vlautin fait vivre avec une bonté hors d’âge la mue d’un jeune Américain mi-blanc, mi-indien païute. Sangs et sons mêlés, voilà ce qui inspire ses trajectoires du trivial à la gloire, cette lente conquête à la dure d’une nouvelle identité. S’enchainent les violents combats à partir des finales des poids légers en 2015 et, lors des pauses, des tranches de vie, au hasard de rencontres éphémères ou plus fondamentales, dont celle d’Eldon Reese, le vieux rancher au cœur généreux qui propose ses maximes : « Tu pars à l’aventure pour te mettre à l’épreuve », ou encore : « Un champion doit savoir prendre des risques », pour soutenir le débutant idéaliste dans sa fuite en avant.

Devenir quelqu’un, de Willy Vlautin : le cowboy qui écoutait du métal

Willy Vlautin, dans l’Oregon (2009) © Jean-Luc Bertini

Les séquences du défi trouvent leur tonalité particulière, faite de sincérité sans forfanterie, d’instants de fébrilité, de boule au ventre et de rage de triomphe, dans le mélange instable qui nourrit le roman et le place en parallèle des choix personnels de Willy Vlautin. En effet, l’écrivain est également depuis une quinzaine d’années le chanteur-compositeur du groupe Richmond Fontaine, ensemble de musiciens de Portland, où il vit actuellement, qui donne des soirées de musique country alternative mâtinée de rock punk. Heureux dans la compagnie du groupe et sur la route, il écrit les paroles et s’accompagne à la guitare électrique. Et cette musique originale rejaillit dans le concert du texte – ambiance country du côté d’Eldon Reese, percussions brutales pour Horace Hopper –, d’autant plus que le titre du roman reprend celui d’une des chansons de l’album de 2016. Le texte développé y trouve un rythme syncopé, une respiration, une chaleur singulière en alternant violence et nostalgie paysanne.

On a comparé Willy Vlautin à Raymond Carver et même à John Steinbeck, il a fait écho aux Motel Chronicles de Sam Shepard. Univers glauques, drames des démunis, instants de victoire, tout y est, avec modestie et générosité : l’élan et le courage du prétendant sauvent de la banalité comme du mélodrame et ménagent le désir d’un retour glorieux sur le Little Reese Ranch. À quel prix, la liberté ? Cette fois encore, l’ambition du héros est épique à son échelle, au risque de le détruire, mais il s’agit de faire ses preuves, de se dépasser pour se réinventer. La mystique du rebond et du défi, vissée dans le rêve américain, s’accompagne comme toujours d’une mobilité fiévreuse, d’un changement de nom et de métier, d’une solitude extrême, d’une sévère mise à l’épreuve, avec son lot d’embrouilles, d’arnaques et de dérives.

Willy Vlautin sonne juste, écrit des dialogues simples, rend visibles les nobles et les bas instincts, mais il ne s’attarde pas, passe de l’Arizona au Mexique, évoque les facettes contrastées du Nevada de Las Vegas à Tonopah, avec pour arrière-plan le monde immuable des granges et des chevaux. Toujours sur le qui-vive, ce cinquième roman touche profondément, car, s’il joue sur les ressorts classiques de la construction de soi et de l’ascension des humbles à partir des aspirations d’un berger – ce cowboy qui écoute du métal –, il met à nu des émotions primitives et une humanité troublante.

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