Écrire au soir d’une vie d’écriture pour dégager le sens des livres que l’on a publiés ? Le pari était risqué. Femme de lettres accomplie, Noëlle Châtelet pouvait se laisser aller à la nostalgie et à la tristesse, ou à une certaine complaisance. Pour éviter ces chausse-trappes, elle a choisi une forme déjà éprouvée, le dialogue, mais en la renouvelant. Car le « tu » auquel elle s’adresse dans Laisse courir ta main, c’est elle-même.
Noëlle Châtelet, Laisse courir ta main. Seuil, 272 p., 19 €
Sous la plume de Noëlle Châtelet, la dissociation devient synonyme de légèreté et de jeu. Madame Je et mademoiselle Tu conversent : c’est une heureuse façon de maintenir un peu d’apesanteur. La période est si noire, si lourde. Elle-même le rappelle au cœur de son livre : « 17 mars 2020. Midi. “État de guerre”, c’est ainsi que ce fut dit officiellement. »
Le choix du dialogue avec soi ou un autre de papier n’est pas entièrement neuf. Il a quelques modèles discrètement évoqués dans le livre. Le premier est Enfance, de Nathalie Sarraute : « Te souviens-tu […] comment la petite fille qu’elle avait été venait, à tout moment, la déranger, la contredire, l’invectiver ? » On s’en souvient, en effet, c’est un des plus subtils récits d’enfance de la fin du XXe siècle français.
Les autres sont Le neveu de Rameau, où « la pensée exulte à travers le dialogue », ou, plus surprenant, Les nourritures terrestres de Gide : « Souviens-toi Nathanaël !… J’aime l’extrême sensibilité du “tu”, confesse Noëlle Châtelet, sa force élégiaque et simple tout à la fois. L’accent de vérité qu’il confère aux mots. »
Protégée par ces fées, Noëlle Châtelet serpente à deux voix suivant un fil chronologique très simple. Elle évoque son enfance et ses parents avec drôlerie puisque tout commence par un squelette et un cochon que l’on dépèce. Puis elle se souvient de son premier mari, le philosophe François Châtelet, et le long deuil qui suivit sa mort – comme c’était difficile de porter cet habit nommé « veuve ». Il était son professeur : elle avait dix-neuf ans quand elle l’a rencontré, et il avait dix-neuf ans de plus qu’elle. « Je prends, mort comprise », lança la jeune amoureuse.
Elle était libre, loin des regards sévères d’aujourd’hui, et elle évoque l’entente qui les unissait, les soirées où l’on refaisait le monde sur fond d’une ferveur alimentée par Deleuze, ou par les Desanti. Jusqu’au jour où elle rencontre Uli, traducteur de ses livres en allemand. « Uli m’a acceptée toujours pesante de deuil », écrit-elle avec reconnaissance.
Outre les compagnons de sa vie, elle met en avant ses travaux intellectuels qui, dès le début, ont pour objet le corps. Étudiante, elle a l’occasion de travailler sur les textes philosophiques et politiques de Sade. Peu à peu, elle s’autorise à écrire de la fiction, un terrain qu’elle aborde avec appréhension, abandonnant les barrières rassurantes de l’essai pour découvrir le plaisir du dédoublement, de l’invention et de l’identification à un personnage.
Le corps est toujours son fil directeur. Il revient sous une forme ou une autre dans chacun de ses romans plus ou moins documentés. J’ai été frappée par ce qu’elle dit des rencontres qui ont présidé à son Voyage au pays de la chirurgie esthétique (1993) et des réflexions que le livre continue de lui inspirer. Elle est à la fois directe et sans jugement : « Toucher au corps c’est aussi toucher à l’être. Je n’en démordrai pas. »
Elle se rappelle un certain Paul, née petite fille, opérée pour devenir homme, se disant hermaphrodite et psychotique, rêvant d’avoir le « sexe des anges ». Elle y consacrera un livre : La tête en bas, paru en 2002, au moment où le mot « genre », dans son acception plus anglo-saxonne, se surimpose à celui de « sexe ». Ainsi évoluent l’idée du corps, les mots pour le signifier, le regard porté sur la chose sexuelle et la souffrance qui y est liée.
Le dialogue de Noëlle Châtelet permet de prendre de la distance sur ce sujet qui taraude nos sociétés occidentales et sur d’autres : la mort assistée, qu’elle appelle Interruption volontaire de vie, ou de vieillesse, pour laquelle sa mère et elle ont milité. Sur toutes ces questions graves, elle laisse courir sa main avec bonheur et file allègrement cette métaphore : son livre se lit en effet comme une main courante, c’est-à-dire « un signalement, sans valeur juridique ».