Les morales de l’économie

En 2018, dans le premier tome de L’occupation du monde, Sylvain Piron avait posé les jalons d’une réflexion d’ampleur sur « l’aliénation économique » et sur ses liens à l’histoire chrétienne. Dans ce second volume, de bout en bout vif et passionnant, ce médiéviste de formation élargit son entreprise en ouvrant des pistes nouvelles pour comprendre, à l’aune de l’histoire de la pensée judéo-chrétienne, la morale égocentrée et calculatrice du libéralisme.


Sylvain Piron, Généalogie de la morale économique. L’occupation du monde 2. Zones sensibles, 448 p., 23 €


De la Genèse aux économistes d’aujourd’hui, en relisant les Pères de l’Église, la scolastique du Moyen Âge et les arguments de la Réforme, ce parcours généalogique passe au crible historique et anthropologique les notions courantes de l’économie. Nous aurions tort de ne les considérer qu’en référence à La Fontaine : « Intérêt et principal. / La fourmi n’est pas prêteuse / C’est là son moindre défaut », futur adage de la révolution industrielle. Car bien avant et aussi bien ailleurs (Afrique, Amériques, Océanie, Asie), les notions de travail, de monnaie, de valeur, d’industrie, de risque, de capital ont mobilisé une réflexion politique et véritablement morale sur les meilleures formes de sociétés possibles sans avoir à inventer l’homo economicus, cette fiction délétère.

Sylvain Piron cherche à débusquer « les complices du règne de l’utile » qui s’imposent peu à peu au XIXe et au XXe siècle (d’Adam Smith à Margaret Thatcher). Il se refuse ainsi à faire de la rationalité économique le ressort ultime des motivations des individus en société et à considérer le bulletin de paye comme le seul tyran radicalisé de nos actions. L’histoire montre en effet que l’utilitarisme à la Stuart Mill (1806-1873) n’est que l’aboutissement d’un long processus de déqualification des personnes allant jusqu’à les réduire à n’être que des agents de production déshumanisés, des prolétaires.

Généalogie de la morale économique, de Sylvain Piron

Monreale, cathédrale Santa Maria Nuova © D.R.

Au moyen d’un recours approfondi et érudit à l’histoire et à l’anthropologie religieuses, Sylvain Piron fait comprendre aussi que « le savoir le plus abstrait reste malgré tout contraint par l’univers symbolique dans lequel il s’exprime ». L’auteur s’attache, par l’examen d’une grande quantité de sources inattendues, à « explorer les mythologies chrétiennes liées au travail dans le but de faire ressortir la profondeur temporelle de nos conditionnements et des idéologies qui nous les inculquent ».

Le paradoxe qui fait du travail à la fois une malédiction et une nécessité n’a cessé de préoccuper la réflexion occidentale. Jésus a mis au premier plan les plus pauvres gens, voués au travail manuel ou à l’errance au sein d’un monde paysan de surcroît colonisé. Mais l’Église du Christ est une institution tout entière prise dans des hiérarchies sociales centrées sur les intérêts et le pouvoir de ceux qui, suffisamment riches, sont libres de s’adonner au seul travail de l’esprit. Un des moyens de s’extirper de cette contradiction ne serait-il pas, comme y invitent les Apophtegmes des Pères du désert qu’examine Sylvain Piron, d’associer le travail manuel à une prière et d’en faire ainsi une sorte d’expiation bénéfique à la fois pour le corps et pour l’âme ?

Abba Lucius, au IVe siècle de notre ère, répondit à des moines qui voulaient prier sans arrêt : « Je m’assois donc avec Dieu, après avoir trempé quelques joncs ; et en tissant une corde, je dis : Dieu aie pitié de moi dans ta grande miséricorde. Dans ton immense bonté, efface mon péché ». Pour Sylvain Piron, le geste technique et le cheminement vers le divin se nourrissent mutuellement. En effet, de « la temporalité très particulière produite par la tension entre la disparition d’un dieu venu sur terre sous forme humaine et l’attente de son retour naît une béance que tente de colmater l’occupation machinale des mains ». La collaboration du manuel et du spirituel ou leur opposition frontale ont largement influencé les conceptions ultérieures du travail et de son organisation.

S’occuper du monde matériel ou bien de celui de l’esprit, deux options un temps jointes mais bientôt dissociées avec l’avènement au Moyen Âge d’une société à ordres qui distinguera, comme l’a montré Georges Duby dans Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme (Gallimard, 1978), les gens de prière (oratores) des gens de guerre (bellatores) ; et ces deux catégories seront opposées à celle des cultivateurs (agricultores). Une morale générale de l’abnégation de ces trois ordres les uns envers les autres masque les rapports de force dont les paysans font les frais. La morale bourgeoise du XIXe siècle insistera elle aussi sur cette idéologie du labeur ouvrier comme sacrifice pour la totalité sociale pensée comme un organisme : chacun à sa place selon sa condition, et les sociétés féodales ou industrielles seront bien gardées. La réflexion politique de Sylvain Piron cherche dans les réflexions de l’Occident d’Ancien Régime et dans des initiatives populaires très contemporaines, comme la démocratie participative, des inspirations pour surmonter cette inégalité structurelle. Comment vivre tous ensemble en paix sans manuels ni intellectuels patentés ad vitam æternam ?

Au Moyen Âge, la pensée économique se transforme progressivement pour envisager une meilleure répartition des devoirs et des droits. Ainsi, au tournant de l’an mille, l’expression en latin s’enrichit de l’influence des langues vernaculaires qui, plus proches du terrain, rendent compte des relations sociales alors émergentes. Sylvain Piron examine ainsi « l’effet qu’a produit cette terminologie nouvelle lorsque la réflexion scolastique s’est exercée sur elle ; c’est à ce moment que se dévoile le paysage social qu’impliquait ce vocabulaire ». Cette attention que porte le latin écrit aux parlers régionaux distincts et variés ne peut qu’intéresser les ethnologues, les traducteurs et les écrivains travaillant au plus proche des langues locales et se donnant par là les moyens d’élucider la diversité des apports aux questions philosophiques, politiques et morales dont les élites se targuent d’avoir le monopole. Dans son domaine de prédilection, Sylvain Piron revendique « la pratique de l’histoire intellectuelle et l’attention au sens que les auteurs attribuaient à leur propos afin de rendre compte du caractère polyphonique et parfois heurté de la textualité scolastique ».

Généalogie de la morale économique, de Sylvain Piron

Bible de Ripoll, Vat. lat. 5729, f. 6r. © D.R.

Les profits qu’on peut tirer du travail, avant et après le XVIIIe siècle, sont source d’une tension entre capital privé et bien public. Là encore, la contradiction est ancienne et ne manque pas de préoccuper la pensée scolastique à propos de la circulation des biens. Ainsi la question de la justice dans les échanges est-elle ici explorée à travers la généalogie de mots comme « acheter », « payer », « quitter » ou « escompte », « prêt », « industria » et « valeur ». On prend alors conscience des glissements de sens à l’intérieur d’une pensée à la fois économique et sociologique où l’intérêt de l’individu doit composer avec le bien commun. Et Sylvain Piron de revenir à Mauss (« nous n’avons pas qu’une morale de marchands ») et à Polanyi (l’économique enchâssé dans le social). En médiéviste interdisciplinaire, il souligne ainsi combien « les scolastiques méritent d’être considérés comme les ancêtres de toute science sociale ».

Évidemment, l’encadrement du profit par les exigences d’un équilibre minimum entre instances hiérarchisées (classes, ordres, rangs) va être repensé par la Réforme avec une acuité particulière. La tentation est grande pour les commerçants des pays du nord de l’Europe de trouver à partir du XVIe siècle une légitimité religieuse à l’essor économique et à l’accumulation d’une fortune personnelle. Max Weber a théorisé cette conception toute protestante du salut par l’enrichissement en faisant du travail une éthique religieuse en phase avec l’esprit du capitalisme. Mais Sylvain Piron s’indigne : « le capitalisme n’a pas d’esprit, c’est même l’une de ses propriétés essentielles. Le mot Geist doit plutôt s’entendre au sens d’une certaine disposition ou conduite, dotée d’une nuance normative que rendait mieux, par exemple, le grec êthos […] Le Geist des Kapitalismus que décrit Weber correspond en premier lieu à l‘état d’esprit des entrepreneurs puritains de la Révolution industrielle ». Il fallait donc, pour passer de l’image du mercantilisme à celle du don exemplaire, comprendre combien le religieux habite l’économie et aussi sa critique.

Ce livre de Sylvain Piron met en lumière la complexité des rapports de l’héritage chrétien au travail comme s’il fallait sans cesse reculer pour mieux sauter, prendre en compte la vie matérielle des pauvres pour mieux défendre l’idée d’une autre vie, purement spirituelle. Pour comprendre les argumentaires suscités par cette idéologie, il est indispensable de penser les morales de l’économie sans limiter cette dernière à des logiques comptables et à l’illusion de vérité qui les habiterait. Les gens vivent autant de pain que de rapports sociaux et de croyances faisant bloc.

Dans Histoire et mémoire (Gallimard, 1988), Jacques Le Goff appelle « imaginaire réel » cet horizon produit par l’histoire, la mémoire et les arts. Cet imaginaire s’inscrit dans des créations juridiques, littéraires et picturales auxquelles adhèrent les membres d’une même société. Leur conception du monde au sens large englobe donc leur compréhension de l’économie. Et Piron d’avertir dans les premières pages de son ouvrage : « l’incapacité dont témoigne la science économique à engager une réflexion critique sur ses postulats est due pour l’essentiel à l’héritage refoulé de sa provenance théologique ».

L’histoire économique et conceptuelle totale que nous propose Sylvain Piron traverse des dossiers denses mais éclairés par un parcours de pensée audacieux. Cet ouvrage prend en effet la liberté de connexions entre époques et entre mondes différents avec le souci de faire apparaître ce qui a été transmis jusqu’à aujourd’hui et pourrait même nous aider à comprendre le présent. Puissant travail, dans la lignée d’un Reinhart Koselleck, sur la transmission des savoirs, des problématiques, des interrogations qui habitent tant les grands textes fondateurs de notre passé, plus que bimillénaire, que les initiatives citoyennes d’aujourd’hui. L’implication d’un médiéviste inventif dans notre contemporanéité soulève des débats de fond que chacun peut ensuite trancher à sa manière. Décidément, Piron donne à penser.

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