Les biffins : des bras qui fouillent des poubelles ; des objets arrachés aux ténèbres ; des mines patibulaires ; un vieux chariot pour accumuler le butin ; le matin qui jaillit brusquement ; le déchet transformé soudain en « objet de valeur » par un simple geste de vente. Mais Les braconniers des poubelles de Mélanie Duclos raconte un autre versant de la vente de rue parisienne : l’histoire d’une lutte collective, entre 2008 et 2013, pour gagner un droit ; ou du moins, pour être autorisé à « monter le marché » quelques jours par semaine, sur un espace donné, qui deviendra « le carré social des biffins ».
Mélanie Duclos, Les braconniers des poubelles. À la rencontre des biffins. Syllepse, 214 p., 12 €
Nous y sommes. Sous le pont de la porte de Montmartre. Dans l’ombre et la lumière des marchandises abandonnées, jetées, cassées mais réparables, exposées sur un tapis d’Orient et un « avis aux bricoleurs », naissent le monde de la valeur et les survivants de la valeur. Sans-emploi, retraités, bénéficiaires des minima sociaux ou bénéficiaires de rien, ils sont plusieurs centaines à « déballer » vaisselle, sèche-cheveux, lampes de chevet, vêtements, bijoux ramassés dimanche dernier, un jour de choix pour récupérer dans le XVIe arrondissement. Parfois les boites de sardines se mêlent aux sacs de riz, les jus d’orange aux chaussures élimées.
Porte de Montreuil, porte de Vanves, porte de Montmartre, la vente fait passer de l’ombre à la lumière les pauvres estropiés, migrants ou pas, vieux ou pas, déclassés du salariat, survivants de toutes les crises, qui cherchent une dernière assise sociale pour « gagner le sou ». Les récupérations d’hier n’arrêtent pas d’arriver sur les trottoirs. Les caddies à peine arrivés repartent. Ça s’entasse. Ça circule, ça échange, comme dans un vieux garage tout de vrac. « C’est aléatoire », dit Adam qui auparavant enchaînait les CDD : livreur, magasinier, employé de rayon dans un supermarché… Il se rappelle, contrarié, les patrons méprisants ; de l’histoire ancienne à présent : « Je fais ma petite brocante et on me fout la paix ».
Or, depuis des décennies la vente est interdite. La police intervient de temps à autre, mais les oiseaux reviennent aussitôt après leur départ. On est dans un espace public, il faut des autorisations. « Qu’est-ce que ces voleurs et ces miséreux viennent faire sous nos fenêtres ? » Les biffins se rebiffent et tiennent tête aux élus, aux policiers, aux « administrateurs de la ville » qui n’ont de cesse de faire procès à « ces gagne-petit ». Ça sent encore les vieux « certificats d’indigence » du début du XXe siècle. « On va pas mettre un mec en tôle parce qu’il vend de vieilles chaussures ! », dit un policier. Et pourtant les querelles arrivent, les batailles au sol aussi, car il faut beaucoup discuter pour gagner son mètre carré.
À partir d’un « journal de bord », aux notations intenses et violentes, le regard ethnographique de Mélanie Duclos permet de « rejouer » la question des déchets, de la récupération, cette économie de bazar informel, à travers des portraits, des situations ou femmes et hommes échangent des combines, des rires et des invitations à « tenir le marché » coûte que coûte. « Je suis mon propre maître », dit Sarakolé, un ancien du bâtiment, passant de contrats longs à l’intérim, allant de ville en ville, depuis son arrivée du Mali. Le divorce, le travail perdu, puis la rue, le processus s’enroule pour nombre d’entre eux. Le marché ferait rattrapage ?
C’est ce qu’observe Mélanie Duclos dans ce « droit de vendre » qui rehausse les biffins dans l’échelle des réprouvés. Car les biffins font bonne figure devant cette formidable accusation, un scandale qui pèse sur les réputations aux portes de Paris. Comme sous l’Ancien Régime, les marchés d’occasion, de la récupération et de la revente servent d’amortisseurs pour éviter le pire. Comme pour Hakim, qui a multiplié les CDD, tour à tour mécanicien, veilleur de nuit, charpentier, « un tas d’histoires, des histoires d’argent, de cotisations impayées », et qui se rattrape aux branches de l’éco-milieu. Ou encore pour Jeanne qui, son môme sous le bras, quitte le domicile conjugal : « je voulais divorcer. Mais plus j’abordais le sujet et plus il frappait fort. Alors j’ai abandonné. Tu sais, c’est bizarre la vie : tu as beau avoir très peur de quelqu’un ou de quelque chose, y a un moment, soudain, tu as un déclic et tu as plus peur. Et tu sais, finalement, c’est le marché qui m’a permis d’avoir moins peur. […]. Là t’as pas le choix, tu es obligé, tu dois oser pour récupérer et pour vendre. Ça te donne confiance ».
Avec Les braconniers des poubelles, nous sommes à la fois dans un nomadisme journalier de la récupération et dans une longue durée de l’histoire de la pauvreté active. Croisement des destins de classe ? Mélanie Duclos touche à l’articulation entre les anciens ouvriers, les anciens migrants, les hommes à la rue, les jeunes débrouillards, les refoulés du chômage. C’est le travail occasionnel qui fédère cet ensemble de pratiques et ces figures auxquelles il faut ajouter le nomadisme de la récupération. À la figure limite entre travail et chômage, s’ajoute le voyage, marcher dans la ville pour chercher, récupérer, démonter, bricoler, s’endetter, quémander, échanger. Les dimanches sont les meilleurs moments pour récupérer. Le caddie, le meilleur compagnon de route. Avec chacun ses tournées, ses ruelles, ses informateurs de quartier.
Durant tout le XIXe siècle, ces lieux et ces pratiques portent des noms : la « cour des miracles » à Paris, les « Hoboèmes » aux États-Unis, ces hommes qui suivaient le marché du travail en se déplaçant de ville en ville, en suivant la ligne de chemin de fer, et en dormant dans les zones à côté des rails. Comme l’écrit Robert E. Park en 1930 dans The City, les villes américaines étaient « pleines d’hommes et de femmes qui, pour une raison ou une autre, sont sortis du rang lors de la marche au progrès et qui ont été écrasés par l’organisation industrielle dont ils faisaient jadis partie ». Les repaires de Hobos, situés près des dépôts de marchandises, dans les banlieues, en sont un bon exemple. Plus proches de nous, on trouve dans les friches industrielles nombre de récupérateurs, des ramasseurs-vendeurs. Ainsi, deux figures incarnent ce nomadisme américain, le tramp et le hobo. Le premier groupe, ce sont les manœuvres ordinaires, jeunes célibataires qui vont de travail saisonnier en période de chômage, voyageant sans cesse. Le deuxième groupe comprend ceux qui empruntent clandestinement les wagons de marchandises. Ils sont plus pauvres encore. Parce qu’ils n’ont plus de travail, ils touchent à tout, et apparaissent comme une sérieuse menace.
Vendre à la porte de Montmartre ne se situe pas sur la même échelle, ni en nombre, ni en diamètre de circulation nomade, ni en histoire de vie. Pourtant, une caractéristique commune les réunit. L’activité et la mobilité se sont transformées en un mode de vie. Tout leur temps est absorbé par cette activité. Les figures de ces « survivants » ont pourtant une autre histoire, une tradition familiale de la débrouillardise, une culture professionnelle acquise dans des emplois plutôt qualifiés, une habileté à se lier avec certains habitants et des militants de la cause. Mais quelle cause ? Le droit de vendre ; ou plutôt, le droit de manger, et donc de vendre.
Finalement, le renversement du stigmate opère de cette façon : l’acte de vente écarte définitivement l’acte de charité, car il met en scène une marchandise avec un prix, une négociation, une histoire de l’objet parfois. Le geste importe. Comme les colporteurs du XIXe siècle, se donner en spectacle et épouser le rôle de vendeur offre un statut provisoire qui permet de bomber le torse, d’offrir quelques mots, de vendre un récit, les yeux dans les yeux. Faire commerce, c’est échapper un moment à la sale réputation, au soupçon d’illégalité, au jugement négatif.
Mais pour cela, il a fallu combattre dans les années 2008-2010 contre les menaces d’expulsion de la porte de Montmartre. « Vente sauvage ! », entendait-on alors, pour faire fermer le marché. « D’où viennent ces objets et avec quelle facture ? », murmure la rumeur du quartier. « Et cet espace est un espace municipal, où est votre autorisation ? » Une première lutte qui prend fin en 2009 quand la mairie de Paris finit par mettre en place un espace de marché réservé à ces récupérateurs permettant à un certain nombre d’entre eux d’échapper à l’illégalité et donc à la répression. Les vendeurs à la sauvette cessent d’être suspectés, deviennent des biffins et bénéficient d’une reconnaissance publique.
Ce combat de « la vente pour manger » n’est jamais totalement gagné. C’est pourquoi l’association « Sauve-qui-peut », dans le XVIIIe arrondissement de Paris, fait rempart auprès des autorités. Militants, jeunes lycéens et retraités s’associent à cette lutte ouverte pour les biffins. Cette alliance inédite rehausse les vendeurs dans leur affirmation : « j’ai le droit de vendre, de vivre sans assistance ». Par là, l’auteure montre que « commercer opère un mouvement d’égalisation ». L’acte de vendre offre au vendeur une solide dignité.
Comme l’a montré Georg Simmel, la pauvreté est affaire d’effet de classification, au sens où le classement induit chez les classés des perceptions de soi qui assignent à une place ou une autre. Cela nous rappelle aussi que la dignité humaine s’appuie sur une unité de base du vivant, l’utilité du travail, la force de commercer. Et ce marché est bien un lieu de l’égalité de statut : on discute les prix d’égal à égal. Et quand bien même la vente serait à perte, sans plus-value économique !
Sur les pas de Maurizio Gribaudi, le journal d’enquête de Mélanie Duclos nous introduit au cœur des échelles relationnelles d’un quartier, dans les rues et les proximités physiques, les anciennes appartenances de métiers ou d’habitudes, des groupes ethniques ou des groupes de sociabilité liés aux guichets sociaux, et nous donne la mesure des variations des tramages sociaux. On comprend dès lors le sens pratique du mot « socialisation ». Il réside dans l’action de se lier à d’autres, de se retrouver régulièrement, de pratiquer du « commerce » quotidien avec un discours, de construire des récits sur des objets récupérés, d’acquérir un statut provisoire, comme un pied de nez à toutes les accusations qui pleuvent. Avec « des restes » et autres « petits riens », se crée un éco-milieu dont la densité est ici admirablement dévoilée.