27, rue Jacob

Dans ses mémoires, La vie comme un livre, Olivier Bétourné redonne vie au monde de l’édition dont il a été un acteur important. Celui qui a commencé sa carrière aux Éditions du Seuil avant d’officier chez Fayard sera appelé – comme pour boucler la boucle – à revenir au sein de sa maison de cœur : après un passage chez Albin Michel, il sera nommé PDG du Seuil, alors en crise. C’est bien à une visite dans les coulisses du monde éditorial que nous invite Olivier Bétourné.


Olivier Bétourné, La vie comme un livre. Mémoires d’un éditeur engagé. Philippe Rey, 592 p., 25 €


Se placer en témoin de son univers professionnel, tel est le projet d’Olivier Bétourné. Son livre enregistre avec précision tout un pan de l’histoire éditoriale ; toutefois, il ne s’y limite pas. Si la documentation joue un rôle essentiel dans la construction de l’ouvrage (historien de formation, l’auteur a effectué un travail important sur ses archives personnelles, strictement tenues), c’est bien la vie du « milieu » que nous observons. Mais le matériau présenté, au fond, est moins celui des archives que celui dont se constitue une existence – une expérience faite de situations et de la fréquentation des autres. « J’ai tenté de croiser une expérience de vie et un engagement professionnel. Cette vie n’est pas seulement la mienne. Elle est nourrie de tous ceux qui m’ont fait, en particulier de ceux dont l’esprit m’habite, de tous ceux aussi contre lesquels je me suis constitué, de ceux encore qui furent mes compagnons de fortune ou d’infortune, bref, tout un monde que je m’efforce de faire revivre à travers des portraits et la peinture de moments clés. »

Si la jeunesse d’Olivier Bétourné fut habitée par les opinions parentales, Mai-68 et son propre engagement militant, nous entrons avec lui par la petite porte dans une grande « maison », autre nom pour « entreprise » : les Éditions du Seuil. Suite à une lettre adressée en 1977 à Paul Flamand, leur président d’alors (il en aura envoyé à d’autres éditeurs, au nombre desquels François Maspero, dont il se sentait particulièrement proche), le jeune homme débute comme lecteur avant de devenir l’assistant de Jacques Julliard. Il se verra confier rapidement la collection « Politique ».

La vie comme un livre raconte aussi les rouages internes d’une maison d’édition : la répartition en directions littéraires, le rôle et les positions de chacun en leur sein. « Je m’instruisais de tout, y compris des rivalités, des jalousies, des alliances circonstancielles, des petites combines du jour. Notre comité, c’était le parlementarisme fait Seuil. » Positions politiques, relations internes, place de la maison dans le champ éditorial français nous sont décrites. On assiste au retrait de Julliard, à une réorganisation éditoriale au temps des « grandes orientations », au départ de Michel Chodkiewicz, alors PDG. L’arrivée de Claude Cherki, bouleversant le fonctionnement du Seuil, aboutit finalement au départ d’Olivier Bétourné pour les éditions Fayard, en 1993.

Il y rejoint Claude Durand, avec qui il entretient des liens forts pendant de nombreuses années. Pressenti pour être son successeur, il dirige notamment la collection « Histoire de la pensée ». Il emmène nombre d’auteurs avec lui chez Fayard, dont Julien Green. Ces années sont celles de la maturité de l’éditeur et du succès dans un cadre nouveau. L’affaire Renaud Camus, qui publie en 2000 La campagne de France. Journal 1994 (contenant des propos antisémites), abîmera de manière durable les relations entre Claude Durand et Olivier Bétourné, le premier étant favorable au maintien du livre. L’art de la nuance déployé par l’auteur, et plus encore la description scrupuleuse du déroulement des faits, permettront au lecteur de se représenter les responsabilités qui accompagnent l’acte de publication, ou de réfléchir à la notion de censure ainsi qu’à la gestion en interne d’une « affaire ». La rupture sera consommée plus tard, lorsque, sur fond d’autres dissensions, en 2006, Bétourné sera remercié par Fayard.

Cette même année le voit arriver chez Albin Michel, où il exerce trois ans, avant d’être sollicité pour devenir PDG des Éditions du Seuil. Malgré une reprise en main réussie (de 2009 à 2018), la maison est rachetée par un nouveau groupe, Média-Participations, Bétourné cédant alors la présidence pour rejoindre le conseil d’administration, où il siège actuellement.

La vie comme un livre : les Mémoires de l'éditeur Olivier Bétourné

Olivier Bétourné © D.R.

Le tableau du monde de l’édition et des lettres donné par La vie comme un livre est subtil et complet, tant les personnes côtoyées – figures intellectuelles de premier plan, écrivains et amis dont Bétourné fut l’éditeur – sont nombreuses ; tant les amitiés, les accords et divergences (voire les luttes intestines) sont éclairés dans leur complexité. Ce livre est composé de mille détails, et ils sont tout. L’objet n’est pas de magnifier une carrière par ailleurs marquante, pas plus que de faire spécifiquement un autoportrait, mais plutôt de dresser un bilan qui, par divers aspects, s’avère également factuel. Les constats effectués nous permettent d’appréhender des questions liées à une époque ainsi que les contraintes relatives au métier d’éditeur. Les leçons tirées de l’expérience, distillées tout au long du livre, s’ajoutent à une description de l’édition dépourvue d’atténuations bienséantes ou d’exagérations caricaturales. Cet ensemble constitue une ressource précieuse pour toute personne qui envisagerait d’exercer le métier d’éditeur.

L’engagement d’Olivier Bétourné se situe avant tout sur le plan éditorial ; ses postures et ses convictions politiques imprègnent nécessairement ses décisions. Il affirme ainsi défendre la qualité intrinsèque des ouvrages publiés, contre une pratique exclusivement commerciale. Si l’équilibre financier doit être maintenu, cela n’exclut pas, pour lui, la mise en place d’une politique de fond qui, pour exigeante qu’elle soit, contribue, à plus long terme, à son prestige (et donc à son rayonnement). On songe notamment aux propos d’André Schiffrin dans L’édition sans éditeurs, que Bétourné cite par ailleurs. La nécessité de vendre pour maintenir à flot une maison d’édition, la valorisation des « coups éditoriaux », sont bien présentes dans La vie comme un livre. Mais il serait inapproprié d’opposer les ouvrages commercialement rentables et les ouvrages de référence, ces deux catégories ne s’excluant pas, loin de là. On se rend bien compte que l’éditeur de conviction, s’il ne peut ignorer la logique commerciale que suppose la publication d’un livre, veut maintenir la qualité des parutions. C’est pourquoi la partie consacrée au passage de Bétourné chez Albin Michel, maison dont on comprend en filigrane qu’elle se soucie d’abord du potentiel commercial de ses ouvrages, a pour titre « Trois saisons loin des miens ».

Loin de l’aura idéalisée qu’on accole au monde du livre, on aperçoit donc dans ces mémoires la diversité des enjeux qui le régissent (relations interpersonnelles, économiques…). Si l’auteur dit bien que ce dernier point n’est jamais à négliger, il affirme ses vues dès son passage initial au Seuil : « c’est bien éditeur que je voulais devenir – et non pas simple rouage bureaucratique d’une machine à produire des livres, aussi prestigieuse fût son enseigne. […] c’est bien dans ce contexte d’engagement-là, à publier des livres de fond inscrits dans la durée, des livres neufs, engagés et savants à l’occasion, que j’entendais consacrer mon travail d’éditeur ».

On mesure les changements imposés au monde éditorial français entre le moment où Olivier Bétourné a franchi pour la première fois la porte du Seuil et celui où elle s’est refermée. L’auteur précise ce qui constitue le cœur de son métier : « Ce que je sais faire le mieux ? Lire, exercer mon jugement sur ce que je lis, en travailler la forme avec son auteur, partager ma conviction de lecteur avec autrui. » Avec pour objectif : « Porter l’œuvre que l’on a élue à tous les publics susceptibles d’y accéder ». Finalement : « l’essentiel du travail consiste à se lover dans l’imaginaire d’un autre, à en apprendre la grammaire, à en assimiler la logique, à en épouser les apories aussi pour l’aider, si faire se peut, à se hisser au sommet. Il y faut de l’abnégation, de la concentration […], une détermination de forcené à s’extraire de la jungle dans laquelle une fois encore on a entrepris de s’enfoncer, machette à la main : la jungle de l’altérité, cette confrontation avec une raison qui n’est pas la vôtre mais qu’au sortir de la traversée vous aurez le sentiment d’avoir portée sur un trône comme on élève un roi ».

La vie comme un livre est donc d’un intérêt certain. Le témoignage que constituent ces mémoires intéressera, au-delà des acteurs eux-mêmes, ceux qui prêtent attention à l’histoire de l’édition, ou qui, curieux, voudraient observer les rouages de la machine éditoriale ainsi que la vie intellectuelle des années passées. La mise en avant simplificatrice et facile de la figure de l’éditeur, glorifiée, n’est nullement présente ici : il s’agit avant tout de montrer la réalité du métier, vue de plain-pied. Dans un monde qui se range aux lois creuses de la communication, la chair donnée aux convictions – il faut y insister – nous rassure.

Certains pourraient voir seulement dans La vie comme un livre une accumulation de faits vécus. Ce serait oublier que sa véritable richesse se trouve dans la justesse d’un regard ; ce regard s’attarde, s’anime, se nourrit de vies et d’altérités, nous transporte de tempête en accalmie – nous fait passer d’un seuil à l’autre.

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