Après le merveilleux Bleuets, roman-essai-poème de tous les bleus de l’âme paru en 2019, les Éditions du sous-sol rassemblent en un volume deux textes de Maggie Nelson qui reviennent l’un et l’autre sur l’assassinat de sa tante et sur le procès, bien des années plus tard, du meurtrier présumé. Cet objet est tout aussi troublant et magnifique que le précédent.
Maggie Nelson, Jane, un meurtre, trad. de l’anglais par Céline Leroy, et Une partie rouge, trad. de l’anglais par Julia Deck. Éditions du sous-sol, 221 p. et 216 p. (en un volume), 23 €
Aux États-Unis, les deux textes ont été publiés séparément, à quelques années d’écart, Jane: A Murder en 2005 et The Red Parts en 2009. Traduit par Julia Deck, Une partie rouge a été publié de façon autonome aux Éditions du sous-sol en 2017. Après le succès rencontré par Bleuets, Céline Leroy, sa traductrice, s’est attelée à Jane, un meurtre, et les deux livres ont été réunis pour la première fois, avec une préface de Maggie Nelson, rédigée (en 2015) à l’occasion de la publication en poche aux États-Unis de The Red Parts. Cet étrange objet éditorial, qui offre à ses lectrices et à ses lecteurs deux livres en un, publiés tête-bêche, présente une profonde unité.
Jane, un meurtre évoque de façon poétique le meurtre de Jane Mixer, tante de l’autrice, en 1969, aux abords de l’université du Michigan, meurtre dont le dossier avait été classé. Les conversations avec sa mère, les journaux d’adolescente de Jane, l’enquête dans la presse de l’époque, la réflexion sur la violence, forment la trame narrative et critique de poèmes dont la forme fascine. Ils n’ont rien de poèmes suspendus. Ils ne sont pas « poétiques » au sens commun du terme. Ils ne sont pas non plus romanesques. Si on voulait absolument leur assigner une catégorie, ils relèveraient de ce qu’on pourrait appeler en anglais « non-fiction poetry » : poésie qui est pourtant narrative, fidèle en cela à toute une tradition poétique anglo-saxonne, ordinaire et saisissante à la fois. Par exemple : « Après la découverte d’un septième corps de femme dans un fossé, / la police choisit de ne pas prévenir la famille tout de suite. // Et ils remplacent son corps / par un mannequin de chez J.C. Penney // au cas où le meurtrier reviendrait sur la scène du crime, /ce qui arrive souvent, apparemment. »
Il est pourtant sans doute préférable de ne pas assigner de catégorie à cette écriture, pas plus qu’à celle d’Une partie rouge qui, pour raconter le procès de Gary Earl Leiterman, meurtrier présumé de la tante de Maggie Nelson après une enquête ADN menée trente-cinq ans après les faits et ayant conduit à la réouverture du dossier, mêle récit, notations intimes, réflexion philosophique et critique, autobiographie, éléments d’enquête. Car Maggie Nelson travaille constamment, dans sa vie comme dans son œuvre, à bousculer les genres et elle propose une littérature transgenre, capable de penser les identités de genre à plusieurs échelles, pas seulement à celle des individus. Ainsi, Les Argonautes (traduit par Jean-Michel Théroux, Éditions du sous-sol, 2018) évoquait la transition de genre de son mari, l’artiste plasticien Harry Dodge, né dans un corps de fille, dans cette même forme interrogative, abandonnant l’esprit de système et tout énoncé définitif, croisant rêves, souvenirs, données autobiographiques, citations, réflexion critique.
Ces croisements, dont la puissance émotionnelle vient des liaisons inattendues et de leur vérité sans autorité, se produisent aussi dans la vie. Quand l’enquêteur chargé du dossier contacte Maggie Nelson en 2005, il a lu Jane, un meurtre : « En toute honnêteté, c’est la première fois que je lis un livre de poésie, m’écrirait-il. Et c’est la première fois que mes écrits sont passés au crible par un inspecteur de la police judiciaire, lui répondrais-je avec tout autant d’honnêteté. » La vérité n’est ni d’un côté ni de l’autre, pas plus qu’elle ne se trouve dans l’histoire de famille qu’on se raconte depuis.
Sa tante, Maggie Nelson ne l’a pas connue puisqu’elle a été tuée quatre ans avant sa naissance. L’autrice s’est donc moins identifiée à elle en tant que sujet violenté qu’elle ne s’est reconnue dans la lacune qu’elle représentait, un silence, des questions en suspens, une vie stoppée. Dans les deux textes, elle indique comment les discours cherchent toujours à combler cette lacune, à donner du sens : les recueils de faits divers, qui s’attardent avec complaisance sur les détails des viols et des meurtres « de jolies jeunes femmes blanches issues des classes privilégiées » ; les émissions d’enquêtes à sensation, type 48 Hours Mystery, qui la contactent pour que sa présence ajoute une touche sentimentale au voyeurisme de la production ; les discours juridiques lors du procès qui se tient à Ann Harbor et pour lequel l’autrice a fait le voyage avec sa mère, discours qui croient apporter certitude et réparation. Même elle, l’écrivaine qui cherche dans les journaux de sa tante à cerner sa personnalité, ses révoltes et ses attentes, est consciente de vouloir occuper un vide.
Les questions les plus simples sont peut-être celles auxquelles on ne peut jamais donner de réponse définitive. Qu’est-ce que faire son deuil ? Pourquoi y a-t-il autant de crimes sexuels ? Qu’est-ce qu’une victime ? « Pourquoi devrais-je m’inquiéter ? », demande Maggie Nelson. On pourrait toutes les rassembler en une seule qui traverse avec intensité ce double livre : de quoi sommes-nous, en vivant, les témoins ? En ne donnant pas à ses textes la forme du témoignage mais en travaillant toute la matière du réel pour en faire advenir des détails inaperçus dans le langage, l’autrice donne du prix à la littérature pour répondre à cette question. Amener les faits dans la langue, ce n’est pas se heurter à eux, ce n’est pas non plus les convertir. Il faut les charger des rêves dans lesquels ils s’emmêlent, des sensations et des émotions qu’ils provoquent, des souvenirs et des oublis qu’ils créent, car tout cela est vrai et sans hiérarchie et seule la poésie est capable d’égaliser ainsi les êtres et les choses, le minimal et le massif, l’extraordinaire et le banal.
Cette histoire de violence est l’occasion pour Maggie Nelson de montrer comment l’écriture peut résister à la violence. Son travail est non-violent, au sens militant du terme, non pas tant parce qu’il proposerait un discours sur les bienfaits de la non-violence, mais surtout parce qu’il défait les partages existants et qu’il le fait sans affirmer et sans enjoindre quoi que ce soit. Le plus intime peut ainsi devenir le plus partageable, et le plus ordinairement factuel le plus émouvant. Les blessures ne se réparent pas tellement, mais quand même. Maggie Nelson, comme Deborah Levy dans Ce que je ne veux pas savoir, Anne Carson dans Autobiographie du rouge ou encore Hélène Cixous avant elles dans Le jour où je n’étais pas là, ne fondent rien. Elles sont simplement de façon brûlante dans leur vie commune et dans le langage.