Deux de la galerie

Le vif de l’art (6)

Deux artistes au programme d’une promenade dans les galeries parisiennes, qui, contrairement aux musées, sont restées ouvertes : l’Américain Mark Tobey (1890-1976) et le Français Fred Deux (1924-2015).


Tobey or not to be ? Galerie Jeanne Bucher Jaeger.

Catalogue : Mark Tobey. Tobey or not to be ? Édition bilingue. Gallimard, 200 p., 35 €

Fred Deux. Les noces de la couleur et du trait. Galerie Alain Margaron.


Rue de Saintonge (Paris) – Les aléas ont amené la galerie Jeanne Bucher Jaeger à prolonger une première fois l’exposition qu’elle a inaugurée à la mi-octobre, puis une seconde fois, finalement jusqu’à la fin février. Les aléas, mais aussi l’afflux continuel des visiteurs, qui, longuement, viennent regarder l’une après l’autre la quarantaine d’œuvres de Mark Tobey exposées sous la verrière pavillonnaire du lieu. En 1955, en un autre lieu, Jeanne Bucher avait organisé la première exposition consacrée en Europe à l’artiste américain, quinze ans avant sa dernière grande rétrospective française au musée des Arts décoratifs.

Celle d’aujourd’hui est plus modeste, mais son montage trahit manifestement l’ambition de ses organisateurs de remédier au manque de reconnaissance institutionnelle que les dernières décennies ont installé. À côté des œuvres provenant du fonds de la galerie sont accrochées plusieurs pièces prêtées par des collectionneurs, ainsi qu’une peinture « de musée » que conserve le Centre Pompidou, Voyage inconnu (Unknown Journey, 1965-1966). Son format imposant (un peu plus de 2 m de hauteur pour 128 cm de large) est peu commun chez Tobey, de même que l’usage de l’huile sur toile. Pourtant, on pourrait envisager cette peinture comme un vaste abrégé de son œuvre.

Le vif de l’art (6) : dans les galeries, avec Mark Tobey et Fred Deux

« Composition N°.1 » de Mark Tobey (1957) Courtesy Collection de Bueil & Ract-Madoux, Paris © D.R.

Sur un lit brun-rouge, orangé dans sa partie supérieure, terre de Sienne tout en bas, le peintre a disposé une haute constellation compliquée de signes sombres, repassant les craquelures ainsi formées d’embus bleutés, de rehauts rosés et de petits points blancs. L’intrication des tons est telle qu’elle forme une couche épaisse, presque une croûte protectrice, s’arrêtant avant les marges du tableau et qui, en arrivant près de sa limite inférieure, finit par s’estomper en faveur de la base chromatique dont elle dénude une zone rectangulaire avant de la couvrir à nouveau en un mince bandeau d’une surface équivalente, comme si le peintre avait usé d’un tiret pour s’interrompre avant de continuer son ouvrage – de reprendre son souffle.

Unknown Journey a les chatoiements d’un Rothko et l’ampleur d’un Pollock, mais, le rapport de ses lignes à son fond étant plus concentré, Tobey les rend quasiment indiscernables. Loin de lui, cependant, l’idée de les confondre tout à fait, tant le sentiment de la composition reste présent. Au point, quelquefois, de s’approcher énormément de l’idée de synthèse et, en s’y élevant, d’atteindre à une qualité qui pourrait être de l’ordre de la préciosité.

En 1967, l’historien de l’art William Rubin regrettait ainsi que, contrairement à la ligne de Pollock, celle de Tobey demeurât prévisible. Il repérait dans ce défaut d’extravagance l’une des conséquences de sa préférence marquée pour la tempera. Unknown Journey nuance certainement ce jugement, mais la décision d’employer par ailleurs presque exclusivement ce liant à l’œuf qu’il mêlait de glu amène bel et bien Tobey à concevoir une peinture où la présence de la matière s’accorde à la possibilité de son absence en renonçant à l’illusion charnelle qui attira vers l’huile tous les peintres depuis la Renaissance.

Étrangeté que l’on est tenté de rapprocher d’une forme de diaphanéité, d’autant plus qu’Aristote voyait dans la lumière son accomplissement : « l’entéléchie du diaphane est la lumière », lit-on dans De l’âme. Ce trait distinguant Tobey de la manière plus corporelle de ses contemporains, les peintres de l’Action Painting et ceux de l’expressionnisme abstrait, répond en réalité, jusque dans sa facture même, à la quête spirituelle qui fut très tôt la sienne (il se convertit au bahaïsme dès 1922 et fut inhumé selon son rite) et qu’atteste la cohérence extrême de son style.

Si l’on compare, en effet, Unknown Journey aux œuvres qui l’environnent dans l’exposition, pourtant bien plus petites, il est clair que le passage de l’une aux autres s’effectue sans distorsion d’échelle, réalisant ce tour de force de ne jamais déparer l’infime de son aura minuscule. La ponctuation de Tobey observe en toute circonstance un principe de commensurabilité entre les formes qu’il agence, adéquation que le spectateur est tenté d’associer à une correspondance de signes, sans être pour autant en mesure d’en saisir la signification.

Dans le chef-d’œuvre de l’exposition, le champ lie-de-vin qui lui donne sa basse continue génère, on l’a dit, sa propre « infrastructure » : la duplication de son format de tableau sur une surface dont le grouillement graphique délimite l’étendue intérieure. Comme le relève David Anfam dans le catalogue, ce phénomène est inhérent à la superstructure : « dans la mesure où, par définition, le ‟champˮ est englobant (all-over), il tend à susciter sa contrepartie : la marginalité ». Soit, d’une part, les parties non peintes, exemptes de traces graphiques qu’il ménage aux bords de ses compositions, et, d’autre part, « l’écriture blanche » (White Writing) à laquelle est désormais attaché son nom et qui consiste précisément à produire des lignes « plaquées », au sens de plaques de lignes dont le blanchiment provoque la réunion.

Le vif de l’art (6) : dans les galeries, avec Mark Tobey et Fred Deux

« Rive Gauche » de Mark Tobey (1955) Courtesy Jeanne Bucher Jaeger, Paris © Photo Jean-Louis Losi

L’écriture blanche de Tobey l’autorise, par exemple, à enfouir les symboles encore visibles d’Ancient Field (1954) dans les tréfonds de White Space (1955), même s’il faudrait ici préférer à la blancheur de la « whiteness » en anglais celle teintée de vide que suggère le mot « blankness ». C’est par elle, de surcroît, que le peintre obtient une surface relativement homogène sur le plan chromatique (de près, leur disparité se révèle immédiatement), apparentant ses tableaux à leurs modèles réduits que seraient les tablettes, dont Anfam rappelle l’antériorité historique.

Parmi les plus anciennes, certaines sont devenues partiellement indéchiffrables, soit que le temps en ait érodé l’écriture, soit que la signification s’en soit perdue. Or celles de l’artiste sont pareillement illisibles, comme si le peintre n’y consignait que des formes flottantes (Floating Forms, 1954) ou rapportées à elles seules (Within Itself, 1959), des mouvements approximatifs (Mouvement somnolent, 1959) et des temporalités intermédiaires (Tablet of the Past and the Future, 1960), assourdissant, dans ses monotypes de 1961, jusqu’à l’éclat des jaspures qu’il leur prête, comme pour ôter à ses visions toute netteté, et à travers elles supprimer quelque espoir que l’on pourrait nourrir, en méditant sur elles, de s’imaginer en haruspice.

Lorsque le peintre dispose, par exemple, un vaste cercle blanc en forme de cellule (Space Rose, 1959), on comprend qu’il livre moins l’image d’un cosmos rendu par lui intelligible qu’il n’échantillonne l’un des multiples ronds plus ou moins zoomorphes de Circular Composition, réalisée l’année précédente. Dans Hidden Spheres (1967), il en désordonne l’alignement au point qu’au regard du reste de l’œuvre ce collage tient presque du carnaval. Tobey va cependant un peu au-delà du grand renversement lorsqu’il use de cette même forme circulaire en la réduisant à sa dimension nucléale, et troue cette fois le papier de Pierced Space (1959). Une fois l’opération terminée, de même qu’il avait ombré de voiles blancs certains bâtonnets rythmant Punctuations (1954), Tobey prend soin là de panser d’un point de peinture blanche quelques-unes des menues perforations portées sur son œuvre.

Rue du Perche (Paris) – À l’évidence, Fred Deux ne partage ni ce genre de scrupules ni ce goût particulier pour le poinçonnage. Son art est autrement violent, et pourtant très proche de celui de Tobey, ne serait-ce qu’en raison de leur admiration commune pour « la micro-peinture » de Paul Klee, ainsi que la qualifiait Jean Duvignaud. La galerie Alain Margaron, qui a représenté Fred Deux pendant plusieurs années jusqu’à sa mort en 2015, expose justement des compositions de lui dont la rareté tient à la dimension picturale, ou plus sûrement à la teneur chromatique.

Le vif de l’art (6) : dans les galeries, avec Mark Tobey et Fred Deux

Fred Deux, « Dessin fossilisé sur ma table, dans l’atelier de la châtre », 2005, Mine de plomb et encres sur papier Arches, 65,5 x 105 cm

Au reste, tout son œuvre a quelque chose de rare, avec, pour sa part, moins le risque de sembler précieux que somptueux – et quelquefois d’autant plus violent. Les hautes figures de ses Survivants de 1983 pourraient être prises dans le même sens que la grande toile de Tobey : comme un repère apte à jauger d’après lui le reste de ses œuvres. Il n’est pas certain, toutefois, que celles de Fred Deux fournissent des critères adéquats à ce type de résultat. Ses formes n’obéissent pas aux règles d’une suite fractale, quoique leurs régularités paraissent plus mathématiques que les plus réguliers des entrelacs de Tobey ; elles conduisent l’œil jusqu’à une forme quasi reconnaissable (dans Les survivants, des crânes aux orbites enfoncées), puis l’amènent à contempler leur dissolution dans l’immense filet alvéolé où elles sont prises, avant d’entrecouper son parcours de failles dont la longueur suggère la profondeur fendant tout ensemble et les figures et leur réseau.

Les microcosmes de Fred Deux sont pleins d’avortons célestes dont la sous-présence entache la claire expansion de la structure, faisant continuellement glisser le regard du paysage onirique, brumeux, qu’il croit voir, à la planche d’anatomie reproduisant l’écorchure d’un organisme qu’il n’a jamais vu. Glissement qui tient non pas à l’imprécision de l’artiste, lequel ne jurait que par l’encre de Chine et la mine de plomb, mais tout au contraire à son excès de précision, et à la force de propagation qu’il impulse à ses lignages. Car s’il y a, dans le dessin de Fred Deux, des croisements, des chevauchements, presque des hachures, qui participent à l’extension de son réseau et par conséquent aux « prises » qu’il lui offre, il ne s’y forme pas à proprement parler de nœuds.

Le vif de l’art (6) : dans les galeries, avec Mark Tobey et Fred Deux

Fred Deux, « Sous les racines », 2008, Mine de plomb et encres sur papier, 56 x 70 cm

Le dessinateur ne superpose pas au support son dessin, mais use de celui-ci pour fissurer celui-là, comme pour le forcer à rendre raison, à avouer son inanité de surface. Aucune des lignes de Fred Deux n’ourle ce qu’elle suture ; il ne se trouve pas chez lui de moelleux, mais des incisions nettes rappelant l’art de la gravure que pratiquait son épouse, Cécile Reims, qui entretenait une défiance analogue à l’égard de la tendresse que le graveur peut être tenté, lui aussi, de donner à ses épreuves lorsqu’il lorgne du côté de la fluidité d’un pinceau.

Ce n’est pas que Fred Deux ait la volonté d’être cassant (l’angle lui est pour ainsi dire étranger). Il cherche seulement à se garder de la propension de tout graphisme à dissoudre ses propres lignes dans une image qui en accomplirait l’achèvement. Ses plis-plaies à lui ne sont pas un moyen d’exposer une blessure qui finirait nécessairement par les recouvrir, ils sont à eux-mêmes leur propre fin – de fins filigranes réticulant leurs desseins propres au travers desquels même ce qui se montre intact ressort blessé désormais, comme survivant à cela même qui le désigne.

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