Un roman de réappropriation

Les remous autour de la fête nationale australienne, fixée le 26 janvier en référence à l’arrivée des premiers colons britanniques il y a plus de deux siècles, rappellent à quel point les mémoires sont encore à vif. Tara June Winch a reçu l’équivalent australien du prix Goncourt pour La récolte, une histoire à trois voix ; il faut bien cela pour tenter de mieux cerner l’histoire de ce pays, entre Aborigènes et Européens.


Tara June Winch, La récolte. Trad. de l’anglais (Australie) par Jessica Shapiro. Gaïa, 384 p., 22,50 €


« Je suis né au Ngurambang – vous entendez ça ? – Ngu-ram-bang. Si vous le prononcez comme il faut, ça cogne contre le fond de votre bouche et vos mots doivent avoir le goût du sang. » Au crépuscule de sa vie, Albert Gondiwindi se lance dans la rédaction d’un dictionnaire de sa langue, celle du peuple wiradjuri. Un dictionnaire qui concentre toute une culture et commence par la fin de l’alphabet, comme un pied de nez au temps linéaire enseigné par l’Église chrétienne. À reculons, « backward », c’est-à-dire aussi « un clin d’œil au monde arriéré de Whitefellas dans lequel j’ai grandi ».

En apprenant le décès de son « Poppy », August, sa petite-fille, revient en Australie après dix ans passés en Angleterre. En partie élevée par ses grands-parents, jamais entièrement remise de la disparition de sa sœur, elle avait choisi cette forme d’exil, miroir inversé de celui des Britanniques, généralement des détenus, autrefois envoyés à Botany Bay. Le moment est dur pour sa famille : une compagnie minière veut prendre possession des terres où ont vécu ses grands-parents.

La troisième voix est celle, surgie du passé, du révérend Ferdinand Greenleaf, un missionnaire né en Allemagne qui révèle dans une longue lettre ses erreurs et ses silences coupables. Les Gondiwindi de l’époque ont fréquenté sa mission, Prosperous, où Albert a été initié à l’Évangile au Foyer pour Garçons.

La récolte, de Tara June Winch : un roman de réappropriation

Cultivateurs aborigènes à la Loddon Aboriginal Protectorate Station de Franlinford, Victoria (1858) © D.R.

La voix des Gondiwindi et plus largement du peuple aborigène irrigue le roman de Tara June Winch, particulièrement à travers les entrées de dictionnaire, chaque mot découvrant une coutume, un savoir-faire, un pan de cosmogonie, un épisode de la vie d’Albert, tout cela se répondant et faisant écho au reste du roman. Y figurent en bonne place son épouse, Elsie, ses petites-filles, August et Jedda, mais aussi les ancêtres dont il a entretenu la mémoire et incarné la spiritualité. Les peuples aborigènes forment une des nombreuses civilisations qui ont souffert des contacts avec les colons européens : la fiction s’appuie sur des réalités historiques – les enfants arrachés à leur famille des « Générations volées », l’appropriation des terres, des eaux, des corps aussi. Humiliations, torture, viols, assassinats… le pasteur Greenleaf lui-même en témoigne.

August porte tout cela en elle : enfance morcelée, troubles alimentaires, agressions sexuelles, addictions, disparitions, détentions. En rentrant au pays, qu’est-ce qui lui revient ? En termes de souvenirs, beaucoup de choses ; en termes d’héritage, la fierté retrouvée d’être wiradjuri, une terre à protéger autant pour sa culture que pour sa nature. Quand elle apprend le projet de livre de son grand-père, elle remue ciel et terre pour le retrouver. Quant au projet de mine d’étain qui menace de chasser sa grand-mère de chez elle, il semble que terre et ciel interviennent à leur manière pour le mettre en suspens.

En menant ce qui ressemble à une enquête, parallèlement au travail de deuil de son grand-père (et de sa sœur), August en vient à se réapproprier son histoire, son corps, son identité. La « récolte » du titre, on peut la comprendre dans le sens du dicton « on récolte ce que l’on a semé » : ce que la terre donne reflète ce que l’on donne à la terre, non seulement au sens propre, agricole, mais aussi au sens figuré. L’Australie a été gérée dans une logique de rendement qui a mis à mal ses ressources et ses habitants, mais le passé rejaillit quand les pelleteuses retournent la terre. On peut aussi comprendre « récolte » dans le sens de « regain », étant donné l’espoir qui germe à la fin du roman. On peut enfin se dire que c’est une approche d’un mot wiradjuri recensé et explicité par Albert Gondiwindi : « récolter, fléchir les pieds, fouler, dans le sens de marcher, et aussi long, grand – baayanha. En soi, récolte est un drôle de mot – la moisson, les choses que l’homme peut prendre à la terre, ce qu’il a attendu et à quoi il peut prétendre. Une récolte de blé. Dans ma langue, ce sont les choses auxquelles on donne, le mouvement, l’espace entre les choses ».

August est aussi une femme qui tente de se reconstituer après un passage dans les limbes et de se sentir à sa place : comme l’Alice de Lewis Carroll, elle a la sensation que tout est sens dessus dessous, mais finit par retomber sur ses pieds. Comme Dorothy dans Le magicien d’Oz (autre livre pour enfants mentionné dans le roman), après la tornade et les péripéties, elle retrouve sa famille et sa maison. Comme May, la narratrice du premier livre de Tara June Winch (Swallowing The Air, non traduit en français), elle côtoie beaucoup de femmes qui résistent d’une façon ou d’une autre : sa grand-mère Elsie qui se moque de la Genèse et « n’[est] la côte de personne », Mandy, la militante écolo, même une ancienne camarade de classe qui lui fait passer en douce des documents sur la mine dans un plat de lamingtons (friandises australiennes).

La récolte, de Tara June Winch : un roman de réappropriation

L’Australie n’est pas seulement cet ailleurs aux antipodes de l’Angleterre, c’est une terre riche de ses propres traditions. Tara June Winch profite du long séjour d’August en Angleterre pour rappeler que ce qui fut une puissance maritime et coloniale dans le Pacifique et ailleurs ne fut autrefois qu’une province reculée de l’Empire romain. L’Australie est également une terre de pionniers, bien que moins auréolée de connotations de terre promise que l’Amérique ; des condamnés britanniques, on l’a dit, des Irlandais, mais aussi des Allemands comme le personnage du révérend Greenleaf. Ce choix n’est pas anodin ; il donne une certaine vraisemblance au fondateur de la mission (inspiré d’un individu ayant existé) mais soulève aussi des questions de loyauté. Greenleaf est arrêté pendant la Première Guerre mondiale ; le sentiment anti-allemand est si fort qu’être devenu sujet britannique ne le sauve pas de la prison. Le pasteur n’est pas là uniquement comme témoin (voire complice) des brutalités à l’encontre des Aborigènes, ni uniquement comme exemple de présence autre qu’aborigène ou britannique dans le pays, ni uniquement pour évoquer, de près ou de loin, l’idée de génocide. Ce personnage contribue à éloigner le roman d’un manichéisme qui opposerait les bons et sages Aborigènes aux méchants et violents Européens : la famille Gondiwindi n’est pas exempte de pommes pourries et les « Whitefellas » ne sont pas tous des persécuteurs. Greenleaf est un personnage aussi ambigu qu’Eddie Falstaff, le voisin des grands-parents d’August.

La récolte est donc un roman très riche sur l’Australie d’hier et d’aujourd’hui, sur le rapport à l’espace et au temps, à soi et aux autres, à son environnement physique et social, le tout écrit au confluent de plusieurs langues. S’il faut peut-être un peu de temps pour s’accoutumer au rythme étrange d’un personnage qui semble d’abord peiner à avancer dans sa quête, les interventions d’Albert Gondiwindi, qui a un vrai talent de conteur, accompagnent plaisamment la lecture, et celles de Ferdinand Greenleaf intriguent (on s’interroge sur les horreurs qu’il dit avoir vues, « fascination de l’abomination », pour reprendre les termes de Marlow dans Au cœur des ténèbres).

Le roman de Tara June Winch constitue enfin un réquisitoire contre l’hégémonie culturelle et linguistique ; Albert Gondiwindi a ignoré à sa façon le panneau « Pensez Blanc. Agissez Blanc. Soyez Blanc » du Foyer pour Garçons, auquel aurait pu s’ajouter « Parlez Blanc » (on pense au « Speak White ! » entendu par Alain Borer au Canada, comme il l’évoque dans son ouvrage sur la langue française, De quel amour blessée, Gallimard, 2014). Son projet de dictionnaire, « ouvrage en cours d’élaboration », inséré juste avant la postface, se confond avec le livre ; il contribue à faire vivre l’identité wiradjuri et permet aux nouvelles générations de renouer avec elle.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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