Qu’en est-il, lorsque l’on habite le possible ? Plus de trente ans après sa première traduction d’Emily Dickinson (1830-1886), Philippe Denis traduit, en poète, cent dix-sept de ses poèmes.
Emily Dickinson, Cent dix-sept poèmes. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Philippe Denis. Édition bilingue. Postface de Florian Rodari. La Dogana, 144 p., 29 €
Pour Emily Dickinson, l’aurore, la rosée, l’étoile ou l’existence relèvent du même émerveillement, car « la vie que nous avons est splendide. La vie que nous verrons la surpassera, nous le savons, Car c’est l’immensité ». Dès lors, si le « ciel » ne peut être convoité, ni le pommier, ni la couleur d’un nuage, ni même les arbres les plus altiers, demeure la « Beauté [qui] n’a pas de cause [puisqu’] – elle est – ». Mais comment se soumettre aux choses les plus humbles, au pépiement de l’oiseau, voire au « papillon [qui] souffre d’une piètre considération / Même si l’entomologiste / A pour lui haute estime » ? La densité poétique s’associe à une logique du peu, autrement dit, plus paradoxalement, à ce surcroît non visible d’emblée, qu’Yves Bonnefoy décrit comme « une respiration qui vivifie la parole par le silence du monde ». Accepter l’errance comme foyer, écrit Emily Dickinson, assise à sa table à Amherst, elle qui ne connut ni la lande ni les vagues, en sachant que tout peut s’arrêter : les mots les plus vastes peuvent être rayés. Aujourd’hui, elle massacre un champignon.
Elle dira la vérité de façon oblique, s’appropriant la rêverie, et l’observation la plus fine. Celle-ci suffirait pour concevoir une prairie. Elle n’est pas recluse, mais solitaire par goût. Notant que « si nous sommes authentiques, notre stature touche les cieux », en un mouvement captif, subtil, créatif. Ainsi, ce sont des blocs poétiques. Des constructions monochromes, légères. Des blocs énigmatiques, de quatre à huit vers, posés sur la page comme des notes sur la partition musicale, lui offrant un phrasé, une respiration profonde et lente. Comment traduire cette transhumance d’une langue à l’autre, leur nécessaire intrication sensible, là où les mots, juxtaposés, séparés souvent par des tirets, apparaissent précis, absolus, novateurs, résolus dans l’ordre choisi, d’une fausse limpidité ? Comment formuler, souligner telle sonorité ou telle autre, voire un passage délicat qui prescrit ou initie ?
Le poète Philippe Denis, qui fut reconnu très jeune par la revue L’Éphémère et André du Bouchet, s’est attaché à la traduire depuis longtemps déjà – il fit paraître en 1987 Quarante-sept poèmes d’Emily Dickinson, aux éditions de La Dogana –, en apprenant patiemment sa langue, en cheminant progressivement en « terre connue », amassant tour à tour les cailloux d’Emily Dickinson, et gardant le mot à l’oreille, comme l’exigence à l’appui, en construisant un échafaudage à l’aune de l’un de ses ouvrages au titre prometteur, sur une hauteur obstinée. L’affinité, la connivence est ici intacte. Entière mais distante : un poète traduit un autre poète, il s’agit d’un exercice de parole à la hauteur de l’entreprise projetée.
Ainsi faut-il une maîtrise aguerrie pour donner à entendre la proximité de la mort, traduire sa prégnance ; la gravité empreinte d’humour, la fêlure ou la résonance de l’amour, l’espièglerie d’une poétesse férue d’ironie qui adopte un rythme régulier, monotone, essentiel, pour énoncer des pensées métaphysiques, lapidaires, sibyllines, – si difficiles à comprendre d’emblée, bien que leur lexique semble simple. La prouesse de Philippe Denis est de donner le sentiment au lecteur qui découvre les poèmes d’Emily Dickinson qu’ils sont limpides, en veillant à conserver un souffle singulier, et des brèches, à relier les extrêmes, en ajustant ses descriptions au scalpel.
Tant il est vrai que « ce que je peux faire – je le ferai – / Ne serait-ce que modeste jonquille – / Ce que je ne peux faire doit rester/ Ignoré du possible – ».