Après un essai consacré à La gentrification des esprits (éditions B42, 2018), l’écrivaine new-yorkaise Sarah Schulman poursuit son travail théorique et militant dans un livre ambitieux consacré à une question importante des débats actuels : le conflit. À partir d’une forme intelligemment innovante, Le conflit n’est pas une agression propose une réflexion désarçonnante et convaincante, qui saisit jusque dans ses impensés un objet pourtant immense. Ce livre paru aux États-Unis dès 2016 ouvre des voies possibles pour prolonger les luttes incarnées par MeToo et de nombreux mouvements récents qu’il permet de critiquer avec fécondité.
Sarah Schulman, Le conflit n’est pas une agression. Rhétorique de la souffrance, responsabilité collective et devoir de réparation. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Julia Burtin Zortea et Joséphine Gross. B42, 296 p., 23 €
On ne sait toujours pas si ce titre (Conflict Is Not Abuse, en anglais) désigne une question, une démonstration, ou peut-être même un principe moral. Peu importe, à vrai dire, tant il guide une réflexion que Sarah Schulman veut « indisciplinée » jusque dans son ambition vertigineuse : repenser l’ensemble de nos relations, à partir de ses expériences de romancière, militante, femme, queer, etc., mais hors de bien des cadres – notamment disciplinaires, donc.
Ce récit de pensée à la première personne suit dès lors un plan singulier, explorant en première partie la question de l’intime pour évoluer ensuite vers une critique de « l’incitation à l’escalade », qui mène enfin à une dénonciation des violences d’État à partir de l’exemple de ce que l’autrice nomme « la guerre israélienne à Gaza », en 2014. Précisons d’emblée que Sarah Schulman use de termes polémiques pour désigner cette guerre, au cours de laquelle elle s’est personnellement et publiquement engagée, et qu’elle use du terme de « génocide » pour qualifier l’action israélienne. Il serait malheureux que son point de vue, hautement clivant et critiquable, disqualifie un propos réellement ouvert à la contradiction et cherchant à ouvrir la possibilité de désaccords fructueux.
L’ensemble du livre pourrait d’ailleurs être ramené à des polémiques souvent stériles, que Sarah Schulman affronte avec un courage et une éthique rares. La première partie (« Le soi conflictuel et l’État abusif ») postule ainsi une importance croissante d’identités victimaires dans notre présent, corollaire d’une systématisation abusive du sentiment d’agression. Dès lors, Sarah Schulman critique vertement le statut donné à la parole des victimes, notamment – mais non exclusivement – des femmes : « Il suffit que je prononce ces quelques mots – “j’ai été agressée”, “elle a été agressive” ou encore “c’était une relation abusive” – pour qu’on me donne immédiatement raison : quelqu’un abuse de moi, je suis en danger et je mérite donc le soutien sans faille du groupe ».
Apparaît ainsi une critique forte, fondamentale, de pratiques qui, depuis le mouvement MeToo, ont conquis une aura nouvelle. Sarah Schulman, militante féministe et queer depuis quarante ans, estime assez clairement que ces pratiques sont au mieux inefficaces, plus probablement néfastes. Son livre regorge ainsi d’anecdotes personnelles ou de récits à la troisième personne dont la fonction est de relativiser les agressions ressenties par ou commises contre des individus discriminés ou membres de minorités. Cet angle choisi par l’autrice peut provoquer de prime abord un malaise : la dénonciation de ce que d’autres auteurs nomment un « âge identitaire » ou une logique « victimaire » à l’œuvre dans les mouvements féministes ou antiracistes est devenue une pièce d’importance dans l’arsenal réactionnaire cherchant à délégitimer de nombreux combats.
La réussite première de l’ouvrage est donc de mettre les pieds dans le plat sur de nombreuses questions touchant à une forme d’impensé problématique dans ces mouvances intellectuelles et politiques, puis de le résoudre avec une clarté et une radicalité redoutables. La résolution proposée par Sarah Schulman repose tout d’abord sur la forme qu’elle choisit pour déployer sa pensée : entièrement subjective. Matière du texte à travers des souvenirs amoureux, militants, sexuels, professionnels, littéraires, cette subjectivité se déploie peu à peu à travers le recours à d’autres paroles, incluses dans une narration à la première personne : la conflictualité dont traite le livre se retrouve au cœur de sa narration, de part en part dialogique, permettant une mise en jeu des points de vue et des désaccords qui est autant une virtuosité littéraire qu’une prouesse réflexive. Surtout, le texte démontre sans cesse un engagement propre à cette manière d’écrire et de penser qui fait beaucoup pour résoudre les interrogations nombreuses soulevées par la lecture : un tel engagement du « je » fait ici la preuve qu’il peut être une voie magnifique pour une parole universelle, inclusive si l’on veut, passionnante à n’en pas douter.
La forme même de cette pensée indisciplinée se fait plus innovante encore lorsque Sarah Schulman évoque la question de la « guerre de Gaza » à partir d’un matériau rarement convoqué de cette façon. L’ensemble de ce long chapitre repose en effet sur la restitution de plusieurs fils de discussion ayant eu lieu sur ses réseaux sociaux personnels alors même que les combats faisaient rage. Si le procédé peut être facilement dénigré, il paraît faire ici entièrement mouche. Le propos de Sarah Schulman se fait ornement d’un espace de discussion pluriel, pour faire émerger les sens de cette conflictualité, sans rien omettre de ses malhonnêtetés, de ses impasses et de sa trivialité. Une profondeur assez saisissante apparaît dans cet espace de dialogue remanié, celui d’une forme de discussion aussi méprisée qu’elle est massive. Sans préjuger du média, Sarah Schulman observe ce qui s’y joue. Les réseaux sociaux sont devenus un espace où la discussion achoppe bien souvent sur cette agressivité des acteurs, ce qui est un constat banal, mais que Sarah Schulman pense autrement : l’agressivité des réseaux sociaux est un refus de la conflictualité fonctionnant notamment par la définition de soi comme victime et de l’autre comme agresseur. Au-delà de la démonstration, la forme et la matière de sa pensée offrent un intérêt saisissant à des écrits qu’on a coutume de juger insignifiants sans les étudier.
Ce respect envers ces énoncés « pour rien » n’est pas un artifice, il se trouve bien au cœur du livre. Sarah Schulman pense le conflit dans une intimité intégrant nos échanges numériques, notamment les mails et les SMS, percevant dans ces derniers les formes privilégiées de relations « dysfonctionnelles » à l’origine de sentiments d’agression, qui peuvent selon elle être levés par cinq minutes passées au téléphone – elle n’oublie pas de prendre de nombreuses précautions quant aux accusations d’idéalisme qu’on pourrait lui adresser en retour. L’approche du conflit par ces relations triviales et largement hors champ des travaux intellectuels permet au livre de s’ancrer dans une matérialité concrète et communément partagée, amplifiant la force littéraire de ce « je » qui nous parle depuis un quotidien familier.
Au-delà de ses trouvailles littéraires et de sa capacité à trouver des objets ignorés parce que banals, Le conflit n’est pas une agression résout heureusement les interrogations qu’il suscite par la radicalité de son propos. Pourquoi doit-on, selon Sarah Schulman, critiquer cette propension à se définir comme victime, imposant à l’autre d’être agresseur, ou potentiel agresseur ? En premier lieu, pour revitaliser la différence entre « conflit » et « agression » : à partir de la pratique de travailleuses sociales de New York, l’autrice caractérise le premier terme par la mutualisation de la responsabilité, le second par l’absence de réciprocité : il n’existe pas de « relations de violence ou d’agression réciproque ». Schulman en déduit une double critique : face à une agression, la négociation et la discussion n’ont pas lieu d’être puisqu’une seule partie en est responsable ; face à un conflit, la discussion entre les acteurs est l’unique moyen de trouver un compromis pour en sortir.
La confusion que dénonce l’autrice entre les deux termes entraîne ainsi une condamnation forte de l’emprise des systèmes judiciaires et policiers, c’est-à-dire de l’État, dans notre compréhension de nous-mêmes et de nos rapports interpersonnels. Si l’on se définit abusivement comme victimes, on se soumet en réalité à l’État jusque dans nos rapports intimes. De ce point de vue, l’analyse du système législatif canadien à l’égard des personnes séropositives est passionnante : le Canada a adopté des lois assignant en définitive toute personne séronégative à une présomption de qualité d’agressé, faisant des séropositifs des agresseurs en puissance. L’acceptation de ces lois introduit ainsi une judiciarisation des rapports sexuels et intimes par les individus eux-mêmes.
Dès lors, la critique de Sarah Schulman n’accuse pas les victimes, celles et ceux qui se définiraient abusivement ainsi. Elle cherche plutôt à mettre au jour une intrusion inquiétante de l’État dans les foyers et les consciences. L’exemple le plus éloquent est celui de l’appel à la police comme solution privilégiée du règlement de conflits au sein d’une famille ou d’un couple. Les statistiques prouvent que cette solution s’est imposée relativement récemment, dans le dernier quart du XXe siècle, avec pour Sarah Schulman un bien-fondé apparemment incontestable : les mentalités et le consensus social n’acceptent plus guère de se taire lorsque l’on maltraite un individu, souvent une femme ou un enfant, dans la sphère privée. Mais cette fausse évidence masque une absurdité plus fondamentale : « Ce pouvoir donné à la police de “stopper la violence” produit une crise de sens. Car la police est souvent la source de violences ».
Dès lors, la tendance à une « exagération des préjudices » par des individus se présentant abusivement comme victimes n’est plus seulement la reconnaissance légitime d’agressions autrefois cachées, mais bien l’intégration d’une logique punitive et de production de violence étatique dans l’intime. Sortir de la confusion entre conflit et agression devient une urgence pour se réapproprier soi-même et les autres dans des relations qui ne soient plus médiatisées par des logiques policières ou juridiques, que l’autrice dénonce comme intrinsèquement productrices de violences et d’agression. Cet appel salutaire renvoie même à une éthique qui n’est pas sans échos philosophiques majeurs, de manière explicite avec Arendt et le droit d’apparaître ou plus implicitement dans des passages pouvant rappeler Levinas.
Plus simplement, Le conflit n’est pas une agression en appelle constamment à un altruisme bien compris, en dénonçant le fait que l’exagération du préjudice par les individus est liée à la demande que nous faisons aux gens de justifier la compassion que nous pouvons leur octroyer : « en affirmant qu’une personne est une agresseuse, on se donne le droit de la punir sans limite aucune. Devoir gagner le droit de faire reconnaître sa souffrance implique que l’une des deux parties a entièrement raison, tandis que l’autre a entièrement tort. Si l’on attendait de deux personnes en conflit qu’elles se penchent sur la situation de manière complexe, si on les encourageait à faire cela, s’ensuivraient des discussions et une négociation, et personne n’aurait plus à justifier sa souffrance en se victimisant. Il est dans l’intérêt de tous·tes de chercher à adopter cette position ».
Cette pensée du conflit intervient dans un contexte intellectuel où la notion est particulièrement en vogue, au croisement des débats intellectuels, artistiques et politiques. Le succès récent des travaux de Chantal Mouffe, Roberto Esposito, Barbara Stiegler parmi tant d’autres ; les nombreuses critiques faites à l’espace communicationnel de Habermas ou aux écrits de John Rawls ; les nouveaux slogans des mouvements politiques, féministes, antiracistes – tout cela souligne un air du temps intellectuel singulièrement préoccupé de conflit. La négation du conflit, plus ou moins malhonnête, est devenue un mécanisme lassant des discours réactionnaires, portés par un universalisme et un idéal démocratique à bout de souffle intellectuel, mais aussi à bout de matraques. Dans un tel contexte, Le conflit n’est pas une agression ouvre des pistes nécessaires de réflexion, dont la force réside aussi dans cet appel à une cohérence, une lucidité et une exigence rendues particulièrement sensibles et pénétrantes par cette littérature pensante qu’invente Sarah Schulman et par laquelle, viscéralement optimiste, elle fait face sans concession à nos intimités traversées de violences. Ce qu’elle ouvre est alors la possibilité d’une réparation. Le terme laisse souvent dubitatif, mais il est rarement incarné à ce point.