Futurs américains

Il est toujours grisant d’ouvrir un livre en étant persuadé que ce sera « bien », et, page après page, d’être surpris, enthousiasmé, heureux de découvrir une voix singulière qui sonne juste, un écrivain important. Premier livre de Matthew Baker, Pourquoi l’Amérique dessine en treize nouvelles un portrait fidèle, aigu, sans complaisance, de la société américaine. Mais, le point de vue étant subtilement décalé, souvent grâce à une légère anticipation, un univers familier se révèle comme on ne l’a jamais vu. Maîtrisant constamment l’équilibre entre utopie et dystopie, Matthew Baker mène une satire sociale tout en nuances, humaniste et très drôle.


Matthew Baker, Pourquoi l’Amérique. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Santiago Artozqui. Fayard, 558 p., 23 €


Pourquoi l’Amérique s’inscrit dans la longue tradition littéraire de la chronique américaine. Ces histoires ne ressemblent pas vraiment à celles de Carson McCullers, Raymond Carver, J. D. Salinger ou Harper Lee, et pourtant on y pense comme à une saveur réinventée au milieu de nouveaux ingrédients. Chaque nouvelle se déroulant dans un ou plusieurs États différents, Matthew Baker balaie l’étendue du pays-continent, dans toutes ses dimensions, géographiques et sociales. Mais à cette chronique plutôt affectueuse se mêle la préoccupation de dénoncer les travers d’une société allant droit dans le mur – que ce soit par l’épuisement des ressources et la surconsommation, la marchandisation galopante, le racisme, la brutalité masculine, les défaillances parentales, le terrorisme et les traumatismes des vétérans, ou l’intolérance sous toutes ses formes.

Le choix d’un avenir indéterminé mais assez proche, où la société américaine n’a guère changé, sinon dans ses valeurs, permet de la montrer sous un jour inhabituel. Ainsi, dans « Témoignage de Votre Majesté », la déconsommation est devenue le conformisme social. L’héroïne se retrouve ostracisée au lycée parce que sa riche famille cède volontiers aux joies du shopping, celui-ci étant décrit exactement comme pourrait l’être la boulimie. De même, dans « Rites », l’oncle Orson provoque un scandale en refusant de se suicider à soixante-dix ans comme tout le monde. Par ses larmes, il gâche l’immolation de sa sœur. « Nos ancêtres, tes ancêtres, se sont battus pour ces droits », lui reproche son neveu en colère.

Pourquoi l'Amérique, de Matthew Baker : rêves américains

La société de Matthew Baker est en gros la nôtre, mais certains défauts se sont accentués – culte de la célébrité, superficialité, publicité, superstition – ou au contraire ont été corrigés. Dans « Perpétuité », l’emprisonnement a disparu au profit de la privation totale ou partielle de souvenirs. « Une grande famille heureuse » montre une éducation rationnelle, universelle et enfin entièrement confiée à des professionnels. La subtilité de l’auteur est que sa critique implicite vise aussi bien les tares évidentes que les solutions extrêmes adoptées pour les corriger. Autant le sectarisme redneck que le politiquement correct. Tout cela sans jamais être manichéen, avec un détachement presque poétique. En laissant le lecteur tirer ses propres conclusions. En lui racontant des histoires arrivant à des personnages complexes et touchants, tel le colérique et instable Kaveh, chauffeur routier et ancien d’Afghanistan, redresseur de torts dans « La tournée », ou la déterminée Daniela d’« Une grande famille heureuse » dont on n’oubliera pas l’odyssée jusqu’aux Everglades pour avoir le droit d’être mère.

La persécution scolaire – et plus généralement l’exclusion – est certainement le thème qui revient le plus souvent, devenant emblématique du conformisme. Naomi, l’infirmière des « Âmes perdues », souffre de l’ostracisme que lui fait subir Emily, la reine de beauté de la maternité de luxe où elles attendent d’accoucher, comme un écho immature du microcosme lycéen. « Je ne peux pas décrire ce que ça implique d’être à la fois gros et au lycée », avoue le narrateur d’« Apparition ». Le harcèlement se trouvait déjà au cœur de la première nouvelle, « Mots de combat ». Harcèlement héréditaire, puisque, avant leur nièce Emma, le narrateur et surtout son frère Stewart l’avaient subi. Ou presque involontairement provoqué, puisque Stewart dit de lui-même : « J’entre dans une pièce et même si je ne pipe pas mot, même si je ne regarde personne, tous les gens présents ont le sentiment qu’ils me détesteraient s’ils me connaissaient. Ma simple présence les irrite ».

Sans négliger l’émotion, Matthew Baker fait preuve de deux grandes qualités. D’abord, la finesse dans l’analyse psychologique et dans la construction, perceptible dans la qualité de ses chutes. On ne dévoilera pas celle de « Mots de combat », mais elle justifie l’acharnement du persécuteur. Celle de la dernière histoire, « À lire en sens inverse », est encore plus crève-cœur. Quant à la blonde Emilydes dans « Âmes perdues », son hystérie cache un trouble plus grave. La deuxième force de Pourquoi l’Amérique est son humour pince-sans-rire et décalé, sensible dans la traduction de Santiago Artozqui. Dans « Le sponsor », Brock, qui croit « en trois choses dans la vie : les protéines, le grand amour et soulever de la fonte », doit faire appel à Simon, « le gamin gothique du quartier […] qui se faisait botter le cul avec une régularité pathétique et qui n’avait jamais eu le moindre ami ». Simon est devenu « directeur du département publicitaire pour Barbie ». Dans une société où la publicité est partout, il acceptera de devenir le mécène du mariage de Brock en échange d’une inversion symbolique des rituels de persécution : courgettes contre cœur de cochon.

Pourquoi l'Amérique, de Matthew Baker : rêves américains

Matthew Baker © D.R.

Les satires de Pourquoi l’Amérique allient le sérieux au loufoque. Hilarante, la présentation naïve de la sécession d’une petite ville du Texas, entre chronique locale et brochure de l’office du tourisme, ne fait pas oublier que les États-Unis sont présentés comme « une dystopie ploutocratique », où au moindre désaccord peut intervenir une « milice de nationalistes hyperémotifs, l’air excités, perturbés et prêts à en découdre. Un spectacle terrifiant ». Ce qui, quelques semaines après l’assaut du Capitole par les partisans de Trump, prend évidemment un sens particulier.

L’écriture de Matthew Baker se caractérise enfin par la présence de listes, de longues énumérations. Loin d’être anecdotiques, elles servent par exemple à décrire la compulsion d’achat dont est affligée la protagoniste de « Témoignage de Sa Majesté ». Mais certaines expriment également la durée du quotidien, l’écoulement du temps. Ou elles ont une valeur polémique, comme celle, interminable, de toutes les avanies subies par des femmes que se remémore l’héroïne d’« Une sale journée en Utopie » : « chacune avait été opprimée depuis son premier souffle jusqu’à son lit de mort », conclut-elle. Au terme de sa réflexion, elle décide de rejeter le grand amour que lui a proposé l’un des derniers hommes sur Terre.

D’une construction aussi travaillée que discrète, profondément émouvantes, limpides et joyeusement humoristiques, les nouvelles de Matthew Baker auscultent les lambeaux du rêve américain, tout en dessinant un chemin qui, sous les États-Unis, permettrait de retrouver « l’Amérique » – nom choisi par les sécessionnistes de la nouvelle éponyme pour désigner leur nouveau pays, plus conforme à un idéal foulé aux pieds.

Tous les articles du n° 123 d’En attendant Nadeau