Dans un roman rendant hommage à ses maîtres en écriture, l’écrivain suisse de langue allemande Reto Hänny redéploie pour nous l’histoire d’un certain Leopold Bloom. Sa prose, personnelle et musicale, investit et travaille la langue. Il s’agit d’une invitation à (re)découvrir Ulysse de Joyce en faisant un pas de côté ; enchevêtré d’influences multiples, ce livre demeure pourtant avant tout celui de son auteur.
Reto Hänny, L’ombre de Bloom. Trad. de l’allemand par Lionel Felchlin. Éditions d’en bas, 126 p., 15 €
Avez-vous déjà essayé de prendre le déguisement d’un autre ? De revêtir son ombre, de vous y glisser ? Cette ombre, alors, la porte-t-on pour s’ajourner, n’être plus soi, ou pour se composer un habit inédit où apparaissent, saillantes, des pièces ajoutées, raccommodées – ainsi transformées ?
L’histoire que nous conte Reto Hänny a lieu, comme il se doit, le 16 juin 1904. Il s’agit de « L’odyssée d’un placier en publicité ni sans peur ni sans reproche qui, en partie comme en état de choc […] erre dans une ville du nord de l’hémisphère nord, où les nombreux bars accaparent la majeure partie de l’abondant temps libre et de l’argent guère assorti au temps libre et où il ne fera pas vraiment nuit à cette période de l’année, où même l’intimité se joue dans l’éclaircie du crépuscule ». Comme dans le roman de Joyce, on suit le personnage du lever au coucher, et on perçoit brièvement, au bout du compte, le flux des pensées de sa femme – laquelle, à ce qu’en dit la rumeur, se nomme Molly. Quant aux mille événements plus ou moins anodins qui peuplent cette aventure d’une journée, il n’est évidemment pas possible – et nullement question – de les restituer.
L’hommage de Reto Hänny prend la forme de la réécriture, dont la densité singulière constitue une synthèse précieuse, aussi travaillée que personnelle. Les lecteurs qui n’ont pas encore découvert l’œuvre de Joyce pourront appréhender par son biais certains de ses traits ; les connaisseurs y liront la manière de réinvention propre à Hänny et, ayant en tête l’original, enrichiront peut-être leur lecture.
L’ombre de Bloom peut donc être lu pour une part comme un lieu d’initiation, pour une autre comme un prolongement, un jeu vis-à-vis du modèle. Mais il ne peut se réduire à cela. Comme le suggérait à propos de l’acte de traduction Umberto Eco dans Dire presque la même chose (2007, Grasset), la fidélité à un texte n’est pas la reprise d’un mot à mot, mais d’un monde à monde. L’écrivain qui, réinventant une œuvre inspirante, lui rend un hommage appuyé ne s’écarte pas de cette maxime. Il transpose son univers dans celui de ses prédécesseurs.
Si la monumentale œuvre de Joyce a marqué Reto Hänny dès ses quinze ans, bien d’autres lectures ont laissé « des traces et des dépôts » dans ce roman, « de l’Ancien Testament à Shakespeare, Flaubert, Claude Simon, Juan Goytisolo et d’autres encore ». L’acte de lecture est additionnel, comme le dit Alberto Manguel (qui lui fit la lecture) à propos de ce qu’il découvrit au contact de Borges : « J’appris bientôt que la lecture est cumulative et se développe selon une progression géométrique : chaque nouvelle lecture s’ajoute à ce que le lecteur a lu auparavant » (Une histoire de la lecture, 1998, Actes Sud).
C’est bien ce même processus d’ajouts que déploie Reto Hänny à travers son écriture, dans un condensé qui ne rend le récit que plus intense. C’est là une des clés de ce livre que, contrairement à Leopold Bloom, on tentera de ne pas perdre ou, plus exactement, de ne pas oublier : « à la porte, c’est fâcheux à double titre, à cette heure toute ensommeillée sous l’arbreciel d’étoiles constellé de fruits humides bleunuit, il se voit forcé, nom de nom, de constater qu’il est là sans la clé de la maison dans la poche, en fait qu’il a laissé la clé, ça commence à lui revenir, le matin en partant, dans son pantalon de travail en haut dans la chambre, alors qu’il s’était rappelé par deux fois, ça lui traverse l’esprit, de ne surtout rien oublier ».
Le caractère « synthétique » du roman n’empêche pas en son sein un déploiement discursif qui rappelle, de manière parfois marquante, la phrase de Claude Simon (notamment lorsque, ce fameux matin du 16 juin 1904, Leopold examine le courrier où figure une lettre envoyée par l’amant de Molly). Dans la « Remarque » située à la fin du livre, l’auteur précise : « En prenant la liberté de modifier spontanément les originaux et d’enchevêtrer bien des choses un peu différemment, en accordant toujours la priorité aux composants musicaux de la langue et en les enrichissant de formes surannées et d’expressions dialectales, je me suis servi, en hommage aux maîtres, de pastiches et de paraphrases, issus d’un matériau emprunté à la dérobée, comme générateurs de texte. » Palimpseste de palimpsestes, L’ombre de Bloom est peuplé d’ombres, lettres contrastant sur la page blanche, auxquelles le livre a laissé place tout en intégrant leur valeur. Avant tout rythmée, la prose de Reto Hänny, restituée par Lionel Felchlin dans toute son amplitude langagière, polyphonique, n’attend ici que de (re)devenir le palimpseste du lecteur.