Après La fabrique des salauds

Après La fabrique des salauds, en 2019, Baiser ou faire des films est le second roman de Chris Kraus traduit en français. Même si la langue, souvent truculente, reflète bien l’époque et le lieu de l’action, on regrette que le titre choisi occulte l’aura de mystère et de poésie dont l’allemand Sommerfrauen, Winterfrauen (« Femmes d’été, femmes d’hiver ») entoure le récit, qui déborde d’ailleurs rapidement l’argument narratif initial : la tâche, confiée par son professeur à un jeune étudiant allemand en cinéma, Jonas Rosen, consistant à réaliser à New York un film sur le sexe. Dans cette ville cosmopolite et mythique où les rescapés de la Beat Generation ont désormais des rides et des cheveux gris, le jeune homme aux amours hésitantes a aussi rendez-vous avec son passé.


Chris Kraus, Baiser ou faire des films. Trad. de l’allemand par Rose Labourie. Belfond, 336 p., 22,50 €


Le roman commence en 2018, alors que le héros vient de mourir. Sa fille, Puma Rosen, trouve dans ses papiers « trois vieux journaux intimes jaunis » écrits lors d’un séjour que son père fit à New York plus de vingt ans auparavant, et elle décide de les publier comme « un hommage au XXe siècle qui touchait alors à sa fin, à ses contemporains si lointains, si grisants et grisés d’eux-mêmes » : un jugement bien arrêté (non dépourvu de perfidie) pour encadrer et recadrer ces pages venues d’une époque révolue, elle-même dépositaire d’une époque encore plus révolue, celle de la jeunesse rebelle des années 1960 dont les derniers représentants sont observés d’un œil indulgent, mais aussi critique, humoristique ou sarcastique. Chris Kraus avoue à la dernière page du livre sa tendresse particulière pour ces années 1990 : en contrepoint de ce qu’il appelle « l’époque malade qui est la nôtre », il y voit une « décennie d’exception qui, sans être rayonnante de santé, fut une convalescence pleine d’espoir où, l’espace d’un moment, tout semblait possible ». Un avis tranché, où perce aussi un brin de nostalgie…

Mais, comme si les époques s’emboîtaient les unes dans les autres à la manière de poupées russes, ces pages nous plongent aussi dans le passé encore plus lointain des années 1940 en Europe, quand le grand-père nazi de Jonas se rendit coupable des crimes qui continuent d’empoisonner un demi-siècle plus tard l’existence de son petit-fils : la succession des générations s’inscrit ainsi dans un continuum de l’Histoire qui menace parfois de mettre en péril le flux naturel de la vie, comme le fait l’ouragan qui s’abat sur la ville à la fin du récit, formidable tempête quasi shakespearienne.

C’est en septembre 1996 que Jonas Rosen s’envole pour New York, où cinq de ses camarades doivent le rejoindre « pour tourner des films d’avant-garde sur Éros et sur le désir ». Il laisse à Berlin sa compagne, Mah, une infirmière d’origine vietnamienne qui l’a soigné après son accident de moto – accident aux séquelles indélébiles, car la tête de Jonas, comme celles du narrateur et du hippie de La fabrique des salauds, est blessée, réparée, et ce qu’il nomme par dérision son « ciboulot-en-porcelaine » le contraint à une vigilance constante et réduit son espérance de vie. Les traumatismes que Jonas porte en lui en raison d’un passé familial difficile à assumer trouvent ainsi leur équivalent symbolique dans la perte de son intégrité physique.

Baiser ou faire des films, de Chris Kraus : après La fabrique des salauds

New York (mars 2020) © Jean-Luc Bertini

Une fois sur place, Jonas se met en quête d’un hébergement et fait connaissance avec un monde new-yorkais où les émigrés successifs ont apporté leurs langues et leurs cultures. Il éprouve la violence quotidienne des quartiers délaissés, rencontre l’underground, fréquente un microcosme où cohabitent intellectuels et artistes désabusés, mais toujours animés par l’esprit de la Beat Generation, avec sa musique, ses films, ses écrivains avant-gardistes comme Jack Kerouac (déjà mort alors), Allen Ginsberg ou William Burroughs (qui vont mourir en 1997). Et Jonas, qui a déjà réalisé un court métrage dans lequel le chancelier Helmut Kohl, enlevé par la Fraction Armée rouge, est démembré à la scie, n’est pas en reste pour ce qui est de l’esprit frondeur ! Chris Kraus décrit cet univers libertaire haut en couleur avec un humour et une verdeur malicieuse que ne renieraient ni les auteurs américains contemporains, ni la tradition rabelaisienne, ni la farce populaire. Sa langue, où même le trivial est tempéré par une bonne dose d’humour et de drôlerie, est bien rendue dans la traduction de Rose Labourie, elle a cette liberté de ton qui allie dans les dialogues la fureur et l’émotion, l’extravagance et le sérieux.

New York marque un tournant dans la vie de Jonas, contraint d’opérer plusieurs choix déterminants pour ses projets professionnels immédiats et pour sa vie personnelle. Côté travail, un autre film est en projet, beaucoup plus sérieux que le film prévu dont la charge érotique finit par se réduire fort décemment au lobe de l’oreille : un film sur le génocide juif qu’il se refuse obstinément à faire. « Je ne tournerai pas de film à la con sur les nazis ! », ne cesse-t-il de répéter. Mais tiendra-t-il parole jusqu’au bout ? Sa « tante » Paula que nous découvrirons bientôt finit par lui dire (après Schopenhauer) : « Tu es libre de faire ce que tu veux, mais tu n’es pas libre de vouloir ce que tu veux ».

C’est que le jeune homme, issu comme l’auteur d’une famille allemande des pays baltes, ne s’est jamais remis du choc éprouvé en découvrant la personnalité double et trouble de son grand-père : celui qu’il appelait affectueusement « Apapa » fut aussi commandant SS, à la fois complice et auteur de crimes contre l’humanité. Une telle hérédité est d’autant plus encombrante que Jonas lui ressemble beaucoup physiquement, et qu’il craint d’avoir aussi hérité de son caractère, de cette « haine transgénérationnelle qu’un druide celte a implantée dans notre patrimoine génétique au temps des invasions barbares ».

Ce criminel a pourtant sauvé une jeune Juive de la mort, il est allé jusqu’à faire d’elle la nurse de ses enfants – parmi lesquels le père de Jonas : une clémence exceptionnelle que seule peut expliquer la principale intéressée que la famille Rosen appelle depuis ce sauvetage inespéré « tante » Paula, et qui termine ses jours à New York, rongée par un cancer. Toujours sémillante et optimiste malgré l’âge et la maladie, elle est prête à entraîner Jonas dans un improbable roadtrip à travers le pays, dans la bonne tradition américaine. Mais elle est surtout impatiente de lui montrer le témoignage qu’elle a fait au consulat d’Allemagne à New York concernant son « protecteur », se sachant dépositaire d’une mémoire qui disparaîtra avec elle. Ce sera aussi pour Jonas l’occasion d’en apprendre davantage sur son arrière-grand-père, le père d’Apapa surnommé « Le Mestre », professeur d’art réputé dans les années d’avant-guerre.

Comme dans La fabrique des salauds, Chris Kraus s’oblige à une recherche rigoureuse quand il parle des événements dans lesquels sa propre famille fut impliquée : le document qui occupe quelques pages au centre du récit, loin d’être une pure invention, est inspiré « d’authentiques témoignages et interrogatoires », comme il est dit dans les remerciements qui clôturent le livre (et qui contiennent aussi une invitation explicite aux historiens à revenir sur les années de l’administration nazie à Riga).

Si Jonas doit choisir entre le film érotique et le film sur les nazis, un autre choix l’attend encore : celui entre deux femmes, car son éducation sentimentale est largement inachevée. À l’Institut Goethe, il se lie avec Nele, une de ces « femmes d’été » fantasques et gaies qui « ont l’habitude qu’on prenne leurs rêves au sérieux », l’opposé exact de Mah, la « femme d’hiver », réfléchie, « fiable et responsable ». Avec laquelle des deux Jonas décidera-t-il de vivre et de fonder une famille ? Peut-il assumer le risque d’avoir un enfant qui porterait à son tour les gènes tant redoutés d’Apapa ? Ce n’est que dans les dernières pages du roman que Jonas trouvera une solution inattendue à ce problème épineux.

Comme Jonas, tout être humain est le maillon d’une chaîne héréditaire qu’il n’a pas choisie, et le roman de Chris Kraus gagne une dimension existentielle en explorant l’espace de choix et de liberté dont tout être dispose. Mais Baiser ou faire des films, c’est d’abord l’âme d’une ville d’où partit jadis un formidable élan de jeunesse qui ébranla le monde. En donnant vie à un temps qui peine à passer tandis que disparaissent peu à peu ceux qui l’ont connu, Chris Kraus tire en même temps plusieurs fils d’une même intrigue qui s’assemblent progressivement, mettant cette fois encore une fiction nourrie de ses expériences et de sa propre histoire au service de la vérité : « Cette histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre », a-t-il prévenu dès le début, empruntant ses mots à Boris Vian.

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