Actualité de Jean Starobinski

Deux ans après la mort de Jean Starobinski, deux volumes republient des textes ancien, centrés sur l’histoire de la médecine, qui témoignent de l’envergure des centres d’intérêt de l’éminent critique genevois et gardent une actualité encore renouvelée par notre contexte sanitaire.


Jean Starobinski, Histoire de la médecine. Édition établie par Vincent Barras. Héros-Limite, 112 p., 20 €

Jean Starobinski, Le corps et ses raisons. Édition et préface de Martin Rueff. Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 544 p., 26 €


Alors même que des librairies historiques sont menacées de disparition, je repense à mes années d’études, aux grandes tables des PUF place de la Sorbonne, aux soirées à La Hune passées à traquer tous les volumes de la collection Desjonquères. Si ces deux établissements ne sont plus, d’autres parmi ceux que je fréquentais alors résistent – comme Shakespeare & Co. dont les ardoises proposaient des petites annonces diverses, fenêtres sur autant de vies imaginées, ou encore la Librairie Compagnie. Je me souviens du plaisir que pouvait représenter, à la sortie d’un cours, la découverte dans l’une des vitrines donnant sur la rue des Écoles, d’un nouveau livre de Jean Starobinski. Est-ce dire que la parution de deux ouvrages sous son nom, au cours des derniers mois, est de nature à combler les lecteurs ? Disons d’emblée que les deux volumes sont très différents.

Histoire de la médecine, Le corps et ses raisons : actualité de Starobinski

Extrait d’une édition de 1500 de la « Practica sive Philonium » de Valescus de Tarente (1418) © Fonds iconographique Nicolas Bouvier, Genève

Paradoxalement, le plus révélateur des deux est aussi le moins épais, une petite Histoire de la médecine qui n’aurait sans doute pas été republiée si elle n’avait porté la signature de l’éminent critique. Parue pour la première fois en 1963, à Lausanne, l’Histoire de la médecine répondait à une requête de Nicolas Bouvier, avec lequel Starobinski collabora et qui joue ici le rôle de documentaliste. L’ouvrage constitue l’un des volumes d’une sorte d’encyclopédie populaire, avec illustrations et beaux textes. Grâce au tirage considérable, bien des gens ont dû découvrir l’auteur par l’intermédiaire de cet ouvrage mieux diffusé que les écrits universitaires. Il s’agit en quelque sorte du Starobinski des non-lecteurs de Starobinski, lequel dit, avec beaucoup de modestie, « Je ne suis spécialiste de rien, ou plutôt j’essaie d’être spécialiste de la non-spécialité – de l’élargissement du contexte – vers la littérature, vers d’autres domaines que le savoir médical, vers le paysage de fond qu’offre le passé. » Un parcours rapide mais très lisible propose de tracer le chemin de la médecine archaïque à un « bilan provisoire » du XXe siècle. S’il s’agit d’un ouvrage de vulgarisation, face à la réalisation duquel l’universitaire n’aurait pas été très chaud, si nous en croyons l’introduction de Vincent Barras, il n’en reste pas moins que le propos est exigeant et cite des sources variées dans différents domaines comme Mircea Eliade ou Erwin Heinz Ackerknecht. Des allers-retours entre corps humain et corps social s’inscrivent dans une grande traversée non seulement chronologique, mais encore géographique puisque l’Égypte ancienne, l’Inde, la Chine ou la Grèce sont abordées. La part belle est faite à différentes citations par exemple d’une prière égyptienne ou du serment d’Hippocrate. L’auteur croque, au détour de la fresque tracée, de petites prosopographies. Il remet à l’occasion les pendules à l’heure pour contredire une idée reçue.

Particulièrement fascinant pour nous, le chapitre sur le XXe siècle ouvre avec une évocation des rayons X. Il faut se rappeler qu’il a été rédigé avant la première transplantation cardiaque réalisée par Christian Barnard en 1967 ou la naissance du premier bébé conçu par fécondation in-vitro, Louise Brown, en 1978. Starobinski relève des déséquilibres lourds de conséquence pour certains : « Le problème des avitaminoses paraît avoir perdu de son urgence dans la partie du monde où l’alimentation est abondante et équilibrée. Les préparations vitaminées sont souvent pour nous un luxe inutile. » Il le constate, alors même que l’on déplore toujours la présence de la famine dans certaines zones. Les interrogations actuelles sur le rôle de la vitamine D dans la prévention des cas les plus sévères de COVID-19 montrent que cette inquiétude était fondée. Rétrospectivement, Starobinski, qui annonce la chimiothérapie, aurait sans doute modéré l’optimisme avec lequel il assure : « Opéré à temps, le cancer est la plus guérissable des maladies. » Il se serait ému aussi du fait que la malaria n’est pas encore vaincue et que la pandémie actuelle occulte trop d’autres problèmes sanitaires graves sur lesquelles il conviendrait de se pencher d’urgence. Il aurait eu beaucoup à dire sur la foi en la science ou la méfiance face à celle-ci qui trouve à s’exprimer dans le contexte actuel, et pas seulement chez les « antivax ».

Histoire de la médecine, Le corps et ses raisons : actualité de Starobinski

« Alambic uroscopique de Paracelse » (1493-1541) © Fonds iconographique Nicolas Bouvier, Genève

Le second livre reprend des textes anciens de Starobinski, pas toujours simples à trouver, qui avaient été réunis en deux volumes, édités et préfacés par Fernando Vidal. Il paraît donc en quelque sorte avec la bénédiction posthume du critique. Si le propos liminaire comprend des détails intéressants, notamment sur la carrière de Starobinski – longtemps considéré comme apatride par les autorités helvétiques, ce qui ne fut pas sans conséquence en particulier pour ses études et premiers choix professionnels –, il aurait grandement gagné à être réduit et resserré. Sa juxtaposition avec l’éblouissante clarté des articles choisis fait songer à l’effet, évoqué par Diderot, de l’accrochage par le tapissier Chardin, lors des Salons de peinture de l’Académie, de tableaux de Hallé à côté d’œuvres de son cher Jean-Baptiste Greuze.

Les vingt-six articles rassemblés sous le titre Le corps et la raison, ont été publiés pour la première fois entre 1951 et 1996 dans des contextes très divers. Ils sont enchâssés dans une architecture thématique selon trois axes : « Le corps parlant », « Le corps savant », « Le corps écrit », la partie centrale étant subdivisée en trois (« La raison médicale », « Histoire de la médecine », « De quelques cas »). Si Hippocrate, Galien et leurs successeurs sont convoqués, très souvent, même dans un ensemble dont l’histoire de la médecine constitue le fil rouge, la littérature sert de point de départ ou d’aboutissement de la réflexion. Le lecteur croise les noms de Rousseau, bien entendu, mais aussi, parmi d’autres, de Montaigne, de Molière, de Flaubert, de Baudelaire, de Zola, de Michaux, de Supervielle ou de Segalen. Un intérêt particulier est accordé, l’on ne s’en étonnera guère, par endroits, à des figures fictives de médecins ou d’officiers de santé comme le docteur Rieux ou Charles Bovary. L’individu Starobinski affleure à plusieurs reprises par l’intermédiaire de souvenirs personnels comme celui de Maurice Merleau-Ponty dont « la perte est amère » ou d’un autre auteur convoqué dans l’article qui entre le plus en résonance avec nos préoccupations actuelles : « Camus : vaincre la peste ». Difficile d’accès jusqu’à présent, le bref essai a été publié pour la première fois en 1962 dans Symposium Ciba. Il débute par une réminiscence à propos d’un auteur prématurément disparu deux ans plus tôt : « Deux ou trois fois, à l’improviste, Albert Camus m’a convié à lui rendre visite. »

L’un des aspects émouvants de l’article est le questionnement, en ouverture, de la valeur et de l’expérience mémorielles, avec le retour sur l’entrevue avec Camus. Starobinski s’y devine proche de Rousseau sur lequel il reste le plus fin des critiques : « Chacun connaît ces souvenirs lacunaires, qui paraissent d’autant plus incomplets qu’ils nous sont plus précieux. On voudrait pouvoir recréer une présence, mais la mémoire a beau s’efforcer l’image entière ne reparaît plus, elle se refuse à l’appel, ses bords sont flous… »

Tant bien que mal, comme Jean-Jacques tentant de se remémorer la chanson de sa tante Suzon, Starobinski restitue ce qu’il a retenu d’une rencontre pendant l’été 1947, peu après la publication de La peste, ouvrage d’emblée salué comme un classique. Il s’était alors intéressé aux volumes placés sur la table du romancier, parmi eux le Journal de l’année de la peste de Daniel Defoe auquel, comme on le sait, Camus emprunte son exergue. Le critique se souvient d’avoir ironisé intérieurement sur le travail de recherche de sources auquel s’astreignent souvent les historiens de la littérature : « En est-on plus avancé sur l’œuvre d’un peintre, quand on a appris chez quel marchand il est allé acheter ses tubes ? ». Quinze ans plus tard, il regrette de ne pouvoir se souvenir du détail des autres titres – des livres de médecine pour la plupart – qu’avait Camus, un auteur dont il salue l’exactitude scientifique en matière de représentation des phases de l’épidémie d’Oran. Sa réflexion sur le sens de l’œuvre de fiction offre d’intéressantes perspectives, non seulement sur la responsabilité des pestiférés, à la fois bourreaux et victimes, mais encore sur les différents registres de signification.

Histoire de la médecine, Le corps et ses raisons : actualité de Starobinski

« Homme zodiacal : chaque partie du corps humain correspond à un signe du zodiaque » (bois gravé de 1483) © Fonds iconographique Nicolas Bouvier, Genève

S’il paraît placer moins haut La peste que d’autres récits allégoriques – de Defoe, Melville ou Kafka – que Camus a lus et bien lus, Starobinski est sensible à la qualité d’évocation de l’Algérie, d’un côté, et à la présence d’indications médicales souvent allusives mais qui le frappent par leur justesse de l’autre. Il rapproche la démarche de l’auteur contemporain de celle d’écrivains antiques : pour l’un comme pour les autres, envisager la peste implique d’y accorder une valeur éthique. Certaines des interrogations du critique genevois face aux mesures prises par les autorités dans le roman ont acquis, depuis la rédaction de l’article, une actualité nouvelle : « Pour Camus, la police, les autorités sont de mèche avec le fléau. Mais, de nos jours, n’est-ce pas à force d’organisation étatique, de mesures techniques et de réglementation collective que l’éviction du fléau a été rendue possible ? L’hygiène publique n’est pas une vaine discipline, et c’est – qu’on le déplore si l’on veut – un service d’État. » Salutaire réflexion que celle par laquelle l’article termine : « sauver des vies suppose que l’on sache donner un sens à la vie, que l’on connaisse le prix de la vie. »

Pour Starobinski, l’histoire de la médecine ne se conçoit que dans le rapport aux sociétés dont elle constitue une expression. Il n’est pas indifférent que certaines périodes aient sacralisé le docteur ou l’homme de science alors que d’autres le rangeaient avec les charlatans et préféraient s’en remettre à des puissances supérieures, que des médecins littérateurs aient souhaité communiquer avec leurs patients par le texte et pas simplement par l’auscultation, que le poème sache se faire exploration du corps, mais aussi, à l’occasion, remède. Jamais peut-être les « humanités médicales » n’auront mieux porté leur nom qu’à travers de telles recherches où le partage entre deux disciplines devient une discipline du partage, de l’échange. Pour Starobinski, ainsi qu’il l’écrit en clôture de l’un des textes rassemblés ici : « L’histoire humaine se crée dans la rencontre avec l’obstacle. » Reste à savoir quelle histoire, mais aussi quelles histoires sortiront de ce que nous appelons pudiquement la crise sanitaire actuelle…

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