L’art du détournement

Au début des années 2000, Alain Joubert a tenu une chronique régulière dans La Quinzaine littéraire. Le principe était de partir de certains romans noirs parfois peu connus mais d’une qualité d’écriture indéniable, des romans qui s’attachaient davantage aux comportements qu’aux états psychologiques et aux états d’âme ; de les évoquer et de les relier à d’autres œuvres, révélant en filigrane la trame cachée, ce que l’auteur appelle la « boîte noire » – à retrouver aujourd’hui en un livre.


Alain Joubert, Chroniques de la boîte noire. Images-échos de Nicole Espagnol. Maurice Nadeau, 168 p., 19 €


Alain Joubert a découvert le surréalisme en 1952 et, après sa rencontre avec André Breton trois ans plus tard, il participa aux activités du groupe jusqu’à sa dissolution en 1969. C’est dans ce mouvement qu’il trouva le mieux à exprimer sa révolte et à lui donner tout son sens dans de multiples directions, littéraire, artistique, politique et autres. Il en a vécu les passions, les combats, les enthousiasmes et les querelles. Il continue aujourd’hui d’en porter l’esprit, faisant sienne cette nécessité d’une « refonte radicale de l’entendement humain » souhaitée par Breton.

Chroniques de la boîte noire, d'Alain Joubert : l'art du détournement

© Nicole Espagnol

Rassemblés dans la « boîte noire » d’Alain Joubert, ces écrivains dits populaires, pour peu qu’on les lise attentivement, révèlent dans leurs écrits des souches inconscientes de la société et des individus qui nous interrogent derrière le contenu manifeste. C’est souvent une plongée dans la nature humaine, dans ses recoins les plus sombres. Chaque chronique, dans ses extensions, exprime un thème : le rôle de l’artiste, l’amnésie, la politique, le féminisme, le jazz, le situationnisme… Les rassembler en un livre, pour reprendre les termes de Joubert à propos des nouvelles d’Arthur Machen, « forme finalement un tout, des éléments communs circulant au travers de chacune d’elles ».

Partant d’une phrase d’un roman de Christopher Cook, Voleurs : « être un artiste c’est comme être un criminel », il en tire toutes les implications. La notion de criminalité que l’on trouve dans le roman noir, il l’applique aux écrivains et artistes qui précisément « se conduisent en criminels vis-à-vis de toutes les institutions culturelles et commerciales, étatiques ou privées ». Toute œuvre véritablement novatrice, qu’elle soit littéraire ou artistique, se situe en dehors des règles esthétiques d’une époque ou plus précisément les transgresse, en commençant par remettre en question, de l’intérieur, ses propres moyens d’expression. Ces artistes-là se comportent « en criminels par rapport à l’art même qu’ils pratiquent, parce qu’ils veulent lui faire rendre gorge, le contraindre à livrer tous ses secrets, ses astuces, ses combines, ses mystères, à rompre ses réticences, ses pudeurs, ses méfiances… ».

Les chroniques nous font découvrir des romans noirs connus ou peu connus, Enrique Vila-Matas, Steven Millhauser, Fredrik Shagen, James Grady, Henning Mankell, Christopher Moore, Serge Frechet, Eoin McNamee, pour ne citer que quelques auteurs. Si Alain Joubert nous donne envie de les lire pour l’histoire qu’ils racontent, il pratique ensuite à leur égard, avec délectation, subtilité et un sens ludique de la liberté, l’art du détournement, si cher aux surréalistes et aux situationnistes, et nous entraîne vers d’autres œuvres parfois fort éloignées mais qui nous parlent d’une certaine modernité. Ainsi prend-il appui sur quelques « thrillers » politiques très documentés évoquant sous une forme romancée des situations bien réelles, tel le « Watergate », pour nous entraîner, sous prétexte de traiter du thème de l’information propre à cette chronique, dans les méandres de l’art, du côté de Duchamp, Miró et surtout de l’écrivain et peintre Gao Xingjian dont il fait une analyse très intéressante de l’œuvre graphique. Citant cet artiste, « la langue parle automatiquement, instinctivement », Alain Joubert écrit : « Il ne s’agit pas, en effet, d’exhumer une vérité préconstituée enfouie au plus profond de l’être, mais d’opérer une conquête sur l’inconnu qui prendra corps à partir de cette expérience des gouffres. Si la main libère l’inconscient, ce n’est pas seulement pour aller sonder les zones d’ombre qu’il enferme, c’est pour lui permettre de jouer le plus positif des rôles et révéler sa force créative, sa capacité d’invention perpétuelle, ses ressorts les plus surprenants. Il s’agit de traduire le jeu de l’inconscient à travers la conscience. On se trouve là très exactement au carrefour où surréalisme et psychanalyse se séparent, leurs finalités n’étant pas de même nature. »

Alain Joubert aime le jazz. Il aime le jazz contre la musique. Il cherche à résoudre cet apparent paradoxe dans son chapitre « I’VE GOT THE BLUES », à partir d’un roman de Christopher Moore, Le lézard lubrique de Melancholy Cove. Mais c’est avec Adorno qu’il engage la controverse. Ce dernier détestait le jazz ; pour lui, la musique c’était avant tout la partition, donc l’écriture, ce qui implique qu’un chef-d’œuvre musical doit être figé. À l’inverse, ce que Joubert apprécie dans le jazz, c’est l’improvisation, qu’il met en parallèle avec l’écriture automatique. En dehors du jazz, ce qu’il reproche à la musique, c’est son incapacité à déboucher sur des idées : « au mieux, elle n’est qu’un amplificateur des sentiments de celui qui écoute, ou de celui qui l’interprète ». On peut parler de la peinture, on peut difficilement parler de la musique. Celle-ci échappe aux mots. Il y a en elle quelque chose d’irréductible et l’on peut être en désaccord avec Alain Joubert en affirmant que ce n’est pas le sens, donc la pensée, qui importe dans la musique, mais l’émotion qui ouvre aussi, à sa façon, les « portes d’ivoire et de corne » de l’inconscient et peut-être même de zones de l’esprit humain encore mal explorées, au-delà des mots.

Chroniques de la boîte noire, d'Alain Joubert : l'art du détournement

© Nicole Espagnol

Dans une autre chronique, « Le tango situationniste », Joubert part des difficultés de « l’exercice critique appliqué aux romans noirs » à propos d’Un doux parfum de mort de Guillermo Arriaga et du Tango bleu d’Eoin McNamee, pour évoquer, en un détour dont il a le secret, la correspondance de Guy Debord entre janvier 1965 et décembre 1968, la période « où les situationnistes donnèrent leur pleine mesure ». Contrairement à d’autres surréalistes, il ne considère pas Guy Debord comme un ennemi mais montre que la démarche des situationnistes est complémentaire de celle des surréalistes. « Les situationnistes et nous avions en effet le même but, nos objectifs convergeaient, notre projet était commun ; seuls les moyens utilisés différaient, les modes d’intervention aussi », écrit-il. S’il intégrait au départ la dimension artistique, le situationnisme s’est tourné par la suite vers « une action politique de plus en plus marquée, de plus en plus pointue, donc de plus en plus efficace ». Reconnaissons au passage qu’il y avait une grande justesse d’analyse chez Guy Debord, et La société du spectacle, son livre majeur avec Panégyrique, n’a jamais été autant d’actualité, avec notamment les chaînes d’information en boucle et les réseaux sociaux, sans oublier ces bouffons qui, portés par les urnes ou par d’autres moyens, parviennent au sommet de certains États.

Saviez-vous qu’en 1917 Fritz Lang avait écrit un roman d’aventures, Les araignées, dont il ferait un film ? C’est par cette porte inattendue que Joubert nous introduit dans le monde de la poésie qu’il aime, avec Louis-François Delisse, Michel Valprémy, Jean-Yves Bériou, Pierre Peuchmaurd, Gisèle Prassinos, Georges-Henri Morin, auxquels il faut ajouter, au fil des chroniques, Jehan Mayoux, Eugène Savitzkaya et quelques autres.

Les deux derniers textes ne font pas partie de « La boîte noire ». L’un commence par relater la passion de Joubert, dès l’adolescence, pour le cinéma – rappelons qu’il a écrit un livre sur Le cinéma des surréalistes, publié chez le même éditeur –, avant de nous emmener en voyage dans les coulisses du roman noir en compagnie de Marcel Duhamel et de la « Série noire », d’un certain Vernon Sullivan, de Léo Malet, de Jean-Patrick Manchette. L’autre texte revient sur le surréalisme, dont l’esprit a hanté tout le livre.

Les « images » qui rythment ces chroniques viennent en écho complice et émouvant : elles sont de Nicole Espagnol (1937-2006) qui fut la compagne d’Alain Joubert.

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