La littérature allégée

Les deux derniers livres de Manuel Vilas, Ordesa et Alegría, cartonnent sur le marché littéraire. Le premier, traduit en 2019, a remporté le prix Femina étranger en France ; le second, paru la même année et traduit aujourd’hui, a été finaliste du prix Planeta en Espagne. Célébrés par la critique des deux côtés des Pyrénées, ils sont traduits dans une quinzaine de langues. Ce retentissement contraste avec le parcours de l’écrivain, souvent considéré comme excentrique, marginal, voire élitiste. Comment expliquer ce brusque changement dans la valeur attribuée à l’œuvre de Vilas ? Quelle est la clé de son succès époustouflant ? Ou, plutôt, est-ce vraiment un succès ?


Manuel Vilas, Alegría. Trad. de l’espagnol par Isabelle Gugnon. Éditions du sous-sol, 397 p., 22,50 €


Il y a des livres qui portent en eux leur propre critique. Il suffit de les lire et de les laisser s’exprimer. Ces livres nous écrivent, ils s’adressent à nous ; ils changent notre perception du monde. Le critique est là pour déverrouiller la porte de leur puissance, il se fait le médiateur entre la force de l’écrivain et le désir du lecteur. On pourrait appeler cela, de façon rapide, la littérature.

D’autres livres, malgré leur bonne fortune, transportent du vide. Ils sont bien construits. Ils se lisent passablement, ce qui parfois veut tout simplement dire qu’ils ont déjà été écrits ou qu’on les a déjà lus. Ces livres circulent à grande vitesse ; comme un virus, hélas, ils voyagent d’un pays à l’autre, traversent des continents, séjournent dans des villes, et provoquent des infections massives (majoritairement dans les aéroports). On pourrait appeler cela, de façon parodique, non pas « littérature mondiale », catégorie qui recouvre une vision beaucoup plus complexe, mais « littérature-monde ». Aucun rapport avec le concept de Tout-Monde d’Édouard Glissant : « littérature-monde » peut souligner le caractère homogène, léger, passe-partout d’un type de littérature alegre qu’illustre le roman de Manuel Vilas.

Alegría – variant du premier virus, Ordesa – contient tous les ingrédients de cette littérature contagieuse : langage qui vise à être poétique mais reste sentimental, plat, voire simple ; enjeux mémoriels édulcorés, avec la famille au centre ; partage et exhibition de la misère personnelle – version bon marché de la littérature confessionnelle américaine et française (Yoga d’Emmanuel Carrère sans l’épisode mythique de l’enfermement) ; tendance à imposer – dans un nouveau moralisme réductionniste peut-être né avec le confinement ? – ce qui serait l’essentiel dans la vie, à savoir la joie (l’alegría du titre), l’amour pour les parents, l’équilibre, la sérénité… en gros, le bonheur d’être vivant : « J’ai fait la découverte de la supériorité de la joie » ; « c’était notre mission puisque la matière était triste et que l’arrivée de la vie dans la matière a apporté la joie ».

Alegría, de Manuel Vilas : la littérature allégée

Manuel Vilas, à Cordoue (octobre 2020) © Álex Gallegos

Tout semble déboucher sur la joie dans cet « hymne en prose qui ensorcelle par sa poésie, sa pureté et sa candeur profonde » (El País, repris en quatrième de couverture). Pour faire la promo de son dernier livre, Ordesa donc, le personnage, double indiscutable de l’auteur, fait le tour du monde (comme le livre, comme le virus). Il fréquente des hôtels, des aéroports, passe « de longues périodes aux États-Unis, à Iowa City » où vit sa compagne, Mo. Le fils de l’écrivain, Valdi (tous les prénoms du roman renvoient à des noms de compositeurs : touche « haute culture » dans un livre qui se vend comme une épopée de la classe moyenne), lui rend visite, ils se promènent tous les deux dans Chicago, où ils se vantent de « truander le capitalisme » universel grâce au remplissage (le refill gratuit) du Coca d’un Panda Express : « Valdi s’est levé à trois reprises pour aller remplir son gigantesque gobelet de Coca-Cola. Nous avons été trois fois plus malins que le capitalisme universel. »

L’épisode, c’est souvent le cas dans les 107 chapitres du livre, se termine par une célébration infantilisante de la joie, une louange des grands espaces et des lits queen size des hôtels américains. Le cliché est total : « J’ignore pour quelle raison cette immensité nous procure une irrésistible sensation de liberté et de joie.

Cet après-midi-là, nous avons déambulé dans Chicago.

Nous riions ensemble. Aux éclats.

Nous blaguions.

Tel est le sentiment dont j’ai besoin désormais : la joie »

Clairement, on est face au rire bébête du zombie. On passe de l’idée d’extorquer le capitalisme à celle de célébrer ses immensités. Qui truande qui ? On trouve une autre occurrence de ce fou rire complaisant dans une ode chantée à la monarchie espagnole (l’hymne dont parle El País). Le passage mérite d’être cité en entier :

« Mais notre roi et notre reine sont des gens bien qui nous accompagnent tout en exerçant de lourdes responsabilités et ils confèrent une véracité historique à nos existences. S’ils se levaient de leurs tombes, des millions de morts espagnols diraient “J’ai vécu sous le règne de Carlos I” ou “J’ai vécu sous le règne de Fernando VII ”, et si mon père se levait de sa tombe, il pourrait dire “Ah, moi j’ai passé la moitié de ma vie sous la dictature de Francisco Franco et l’autre moitié sous le règne de Juan Carlos I”, et ce seraient de bonnes références pour situer et comprendre leur vie. »

Et juste après :

« Eux, les rois, nous sortent du temps biologique et nous éclairent de la lumière de l’histoire. Je les vois à Majorque, comme tous les ans. Felipe VI et Letizia, accompagnés de leurs filles blondes, grandes, souriantes.

[…]

Je pense aux enfants de milliers de parents qui ne savent pas quoi dire à leurs rejetons. Des pères et des mères sans sérénité, sans orgueil, sans argent, sans dignité, sans rien. Des pères et des mères que n’ont peints ni Velázquez, ni Goya, ni ceux qui ont pris leur suite. Ces parents feraient bien de regarder Felipe VI pour qu’il leur serve de phare et leur indique comment être père. »

Pas de blague, on passe du fou rire au rire fou : depuis quand la royauté est un modèle de chaleur parentale ? Comme si les rois élevaient réellement leurs enfants ! (Monsieur Vilas, il faut absolument que vous regardiez The Crown, la série de Peter Morgan.) D’ailleurs, Juan Carlos Ier, symbole de l’unité espagnole, a dû s’exiler aux Émirats arabes unis : le père modèle est visé par une enquête ouverte par la Cour suprême espagnole. Dans sa valise, il transporte un dossier de corruption présumée lors de l’attribution d’un contrat de train à grande vitesse par l’Arabie saoudite (quel bon exemple pour comprendre nos vies !).

Évidemment, il y a autre chose dans Alegría : quelques drôleries liées à l’enfance de l’auteur, l’hommage aux parents disparus (dans le droit fil d’Ordesa), au fond un hommage au passé (qui ne passe pas) de l’Espagne. Mais, de manière générale, tout cela avait déjà été fait par l’auteur dans España (2008, non traduit en français) et dans On Air (2012, traduit aux éditions Passage du Nord-Ouest), en prenant toutefois un grand risque formel, en mélangeant les formats et les genres, en usant d’un humour très fin et critique. Pas besoin d’y revenir, et moins encore sur le mode intimiste… Tout semble, à l’inverse, gratuit et faux dans ce roman monotone et répétitif, y compris la notice biographique qui présente l’auteur sur la quatrième de couverture : « Écrivain et poète né en 1962 à Barbastro en Espagne, écrit l’éditeur, Manuel Vilas est une figure de l’avant-garde de la littérature espagnole ».

On regrette, si on a le souci de préserver le peu de dignité que ce mot garde encore aujourd’hui, qu’Alegría soit vendu comme l’avant-garde de la littérature espagnole. Cette légèreté, cette insouciance envers le mot (la vraie allégresse du roman de Vilas) témoigne d’une méconnaissance, assez répandue dans l’édition française, de l’état de l’avant-garde espagnole actuelle. Les œuvres de Luis Rodríguez, Rubén Martínez Giráldez, Julieta Valero, Javier Avilés, Marta Sanz, Paco Inclán, Mariano Peyrou, Alejandro Hermosilla, Chantal Maillard, Alfonso García-Villalba (pour n’en citer que quelques-uns), œuvres, pour le coup, qui redonnent sa dignité à l’expérimentalisme associé à l’avant-garde, n’ont pas été traduites et restent méconnues du lecteur français. Peut-être parce que d’autres y font écran…

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