La vie dans les poches (4)
Ils sont nés dans les années 1970, ils ont à peine cinquante ans, voilà pourquoi ce sont des garçons. Ils sont dans le vent parce qu’ils occupent un petit carré de surface médiatique et participent à l’air du temps, cette brise composée de milliers de particules dont certaines restent. Ils ont été ou sont potes, pop, et aiment la musique. Ils s’appellent Arno Bertina, François Bégaudeau, Arnaud Cathrine et Vincent Raynaud.
Arno Bertina, Des châteaux qui brûlent. Gallimard, coll. « Folio », 450 p., 8,60 €
François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise. Fayard, coll. « Pluriel », 222 p., 8 €
Jésus, les bourgeois et nous. L’Escargot, 125 p., 13,90 €
Arnaud Cathrine, J’entends des regards que vous croyez muets. Gallimard, coll. « Folio », 177 p., 6,90 €
Vincent Raynaud, Au tournant de la nuit. Gallimard, coll. « Folio », 454 p., 8,60 €
Arno Bertina a publié, avant l’émergence des Gilets jaunes, un récit qui contredit la légèreté que les lignes précédentes sous-entendent. Repris en poche, Des châteaux qui brûlent demeure un livre puissant et puissamment engagé, un roman social et politique dont la force vient de ce qu’il ne cache rien de deux réalités. L’une est la mondialisation, ici représentée par La Générale Armoricaine, entreprise de volailles au bord de la faillite. L’autre est la riposte opposable à cette mondialisation, autrement dit : que faire ?
Le roman d’Arno Bertina se distingue parce qu’il se situe du côté de ce faire. Le livre n’est pas une réflexion ni une plainte. Il acte et met en acte. Il donne la parole à tous : les salariés menacés par le chômage ; le secrétaire d’État venu proposer un plan de sortie auquel personne ne croit, séquestré par les premiers ; sa conseillère, syndicaliste embauchée pour « traduire dans les deux sens, expliquer les salariés au ministre et le ministre aux salariés » ; plusieurs membres du GIGN encerclant l’usine occupée.
Le livre est composé de 73 unités enfermées dans une unité de temps de huit jours et une unité d’espace, l’usine. 73 monologues intérieurs qui intègrent des dialogues, des cris, des doutes, des impuissances, des coups de gueule mais aussi des instants de beauté et de rêve. Arno Bertina se cache derrière sa ronde de personnages, mais sa liberté d’écrivain s’entend dans l’adresse avec laquelle il intègre le fil Don Quichotte qui amplifie l’écho du roman tout en y semant le doute : quels sont ces châteaux qui brûlent ? Ou dans l’attention qu’il porte à la composition de son texte : de fines colonnes de mots au corps plus petit, qui viennent d’ailleurs, de la vie amoureuse de tel personnage, d’un ouvrage économique qui pourrait être signé Thomas Piketty, ou du rappel d’un des ingrédients qui composèrent la pâte incendiaire de 1789.
Des châteaux qui brûlent est un roman qui met en scène l’urgence et appelle le théâtre : la contrainte des unités, la voix, l’oralité, y sont essentielles. Arno Bertina pourrait être qualifié d’angry young man, tel un de ces dramaturges et romanciers britanniques révoltés des années 1950 et 1960, mais il ne vient pas de là et ne va pas là. Son style n’est ni strictement réaliste ni naturaliste. Il a un grain de folie et de ferveur. Son récit est inventif. Il foisonne, magnifie le jazz et emporte – parfois il épuise. Il défend l’utopie tout en se défiant du progrès quand il s’agit de puces électroniques : « Le changement, la nouveauté, c’est la nuit. ». Les personnages disent une chose et en doutent au moment où ils la disent. Des châteaux qui brûlent est un roman non binaire et c’est sa force. Il s’en dégage un vrai sens du commun.
À l’inverse, monsieur Bégaudeau a récemment décidé de se désolidariser de tous – ou presque –, c’est-à-dire des bourgeois, ou « du » bourgeois, dans un ouvrage au titre clair : Histoire de ta bêtise. Appréciez l’usage du singulier, « le » bourgeois, bien plus condescendant que « les » bourgeois, banal pluriel qui permet de tout noyer dans la foule. Appréciez aussi l’apostrophe « tu » : le ton est direct, hargneux, arrogant et surplombant.
L’écrivain a le talent de la colère et un peu de drôlerie, mais peut-être à son corps défendant, comment savoir. Il est au centre d’un ring de hockey et il enchaîne les figures : syllogismes, chiasmes, inversions, saltos arrière, répétitions… Les gifles pleuvent, les formules se succèdent. Des sauts de ligne habiles sont ménagés pour mettre en valeur un syntagme (comme il dit) : « les cheveux de Trump », par exemple, autocollant scotché au milieu de sa prose.
Bégaudeau a l’œil, il accroche les mille détails de la vie moderne auxquels il est difficile d’échapper : les marques, les boutiques fréquentées, les aliments, les objets, les chanteurs écoutés… Chez lui, tout devient signifiant, mais au fond il se leurre : le sens d’une boîte de corn-flakes bio a moins d’importance que ce qu’il affecte de croire. Comme prévu, il vise en priorité la culture. L’idée que ce qu’il a aimé et découvert soit partagé, simplement apprécié par d’autres ou broyé par la société du spectacle le rend ivre de rage. « Tu aimes les films de Jacques Demy. Pardon : tu aimes Les Demoiselles de Rochefort et Peau d’âne. » Car lui aime Une chambre en ville et Parking, du même Demy, deux films plus rares, que les gentils parents ne montrent pas à leurs enfants, pense-t-il.
De fait, il met en avant sa non-paternité comme si c’était un gage de rébellion absolue. L’idée est curieuse. La reproduction biologique est-elle synonyme de reproduction sociale et symbolique ? Je donne ma langue au chat et note qu’il évacue prestement « la complainte des transclasses des Ernaux, Eribon, Louis et compagnie ». Il est vrai que le dernier a trouvé un filon qu’il exploite comme le plus cynique des patrons, mais on a le droit d’excepter et d’aimer Les années et Retour à Reims.
Politiquement, notre polémiste hait Macron, c’est un prérequis, et préfère la « gueuse de Saint-Cloud », elle a le mérite de représenter le peuple. Comme il est bon patineur, il ne tombe pas et se relève du côté de Mélenchon, la tête haute. « J’ose me compter parmi les rares individus dont la pensée n’est pas la stricte projection de leurs intérêts de classe » : il faut oser l’écrire.
Les plus courageux peuvent continuer le jeu de massacre en lisant l’entretien que l’écrivain a accordé à Paul Piccarreta dans Jésus, les bourgeois et nous, petit ouvrage, édité par L’Escargot, maison « d’inspiration chrétienne », précise son site. Il dit admirer deux puristes, Bernanos et Bresson. Nous aussi, voilà qui tombe bien, mais nous ne souscrivons en rien à son confusionnisme idéologique.
Plus léger et dépourvu de misanthropie, le recueil de brèves nouvelles d’Arnaud Cathrine ne fâchera personne. J’entends des regards que vous croyez muets se lit comme on siroterait une limonade à la terrasse d’un café si l’air était sans virus. Le garçon se déplace avec son carnet en poche et rapporte des anecdotes, des réflexions qui lui traversent l’esprit, des rencontres faites au hasard de ses déplacements dans le train, le métro ou le Paris Parmentier-Belleville où il vit.
Cathrine n’a pas l’air très heureux. Il règle quelques comptes avec d’anciens camarades qui l’ont humilié, revient souvent sur l’idée de virilité, évoque des nuits sans lendemain. Lui non plus n’aime pas les cadres en cravate (= bourgeois). Sa caissière lui inspire de la pitié, son psy l’aide à tenir. L’auteur est parolier et fredonne, facilement, avec quelques tours dans son sac. « Je te préviens : je n’ai pas du tout envie de me retrouver dans ton livre. Tu te prends pour Sophie Calle ou quoi ? », lance-t-il au milieu d’une page blanche. Le livre est souriant.
Le quatrième garçon dans le vent est le moins connu des quatre. Vincent Raynaud est un fin connaisseur de la littérature italienne qu’il traduit et édite depuis plusieurs années, mais Au tournant de la nuit est son premier roman, paru une première fois sous le titre Toutes les planètes que nous croisons sont mortes (L’Iconoclaste, 2019). Le récit repose sur un pari rythmique et formel téméraire. Il est écrit sans paragraphes, sans retours à la ligne, littéralement sans ponctuation, c’est-à-dire sans point. Les pages sont saturées d’un texte qui dévale, essentiellement scandé par des virgules, lesquelles sont suivies de majuscules quand une nouvelle phrase s’emballe. Au début, vous êtes méfiant et très vite le flot est plus fort que vos réticences.
Un drôle de roman d’apprentissage se dévide alors sous vos yeux ébahis, celui de Tristan Lavarini, fils d’une soprano suédoise célèbre et d’un père sinologue. Tristan et son frère sont élèves au conservatoire de la rue de Madrid à Paris, et vivent dans un monde de culture et de musique. Peu à peu, Tristan se détourne de Mozart et des autres, découvrant le rock, le punk, le post-punk à travers les percussions. Il sera chanteur et meneur de groupes.
Les grandes phases de sa vie de comète se découpent suivant les seize chapitres que contient le livre. Tout est écrit au présent, sauf de brefs intermèdes en italique. Le fil est chronologique, les époques sont reconnaissables : la normalité de cette succession chrono-biologique achoppe sur l’anormalité de cette écriture qui refuse toutes les respirations traditionnelles : les dialogues, les scènes, les épisodes, sont mangés par cette prose qui se précipite vers la falaise.
Au tournant de la nuit est un curieux oiseau romanesque. Le livre est long, dense, mais il va vite, il est rapide, staccato, urgent. Son rythme est cardiaque, entre pulsation et folle pulsion de vie. Il a de la violence mais une violence assourdie, sa note de fond est élégiaque. Il fait entendre une extrême sensibilité et une conscience aiguë de la finitude. Tristan meurt jeune, terrassé par un « infarctus massif » sur la pelouse de Regent’s Park alors qu’il s’est retiré, « plus désengagé que jamais ».
Le livre s’achève comme un tombeau, par une épitaphe en trois temps qui célèbre les plus grands musiciens selon Tristan-Vincent Raynaud, de Stockhausen à Prince en passant par Messiaen, John Cale et Sonic Youth. Nous avons relu plusieurs fois la liste de noms : elle ne comprend pas les Beatles. Peut-être parce qu’ils ont gardé une fraîcheur enfantine et une insouciance éblouissante. Nous vivons des temps plus acides.