Portraits de la Commune

72 jours qui ont 150 ans

Les commémorations se succèdent, suscitant tour à tour leur content de publications renouvelées. S’agissant de la Commune de Paris, satisfaire aux exigences éditoriales n’était pas un mince défi. La Commune a été précocement et durablement dotée d’une historiographie à ce point pléthorique et conflictuelle qu’elle pourrait relever d’un « vertige des foisonnements » (Alain Corbin) de nature à hypothéquer toute synthèse et laissant peu d’espace à l’inédit. Pour les 150 ans, le défi a été relevé, avec un succès qu’il faut saluer d’entrée de jeu, par un collectif de trente-cinq historiens réunis autour de Michel Cordillot dans le volume La Commune de Paris, 1871. Les acteurs, l’événement, les lieux.


Michel Cordillot (dir.), La Commune de Paris, 1871. Les acteurs, l’événement, les lieux. Éditions de l’Atelier, 1 438 p., 34,50 €


Le centième anniversaire de la Commune de Paris, en 1971, avait été marqué par la parution du deuxième volet du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, imaginé et dirigé par Jean Maitron. Quelque 75 000 biographies, couvrant une séquence ouverte par la création de l’Association internationale des travailleurs (AIT) pour s’achever avec la Semaine sanglante, s’offraient de la sorte aux chercheurs comme aux curieux en autorisant des approches inédites. Un demi-siècle plus tard, l’ouvrage coordonné par Michel Cordillot se veut un « renouvellement dans la continuité ».

La Commune de Paris, 1871, sous la direction de Michel Cordillot

Après la Semaine sanglante, Ernest-Charles Appert photographie des détenues de la prison Satory, à Versailles. Parmi elles, Léontine Eugénie Suétens, née en 1846, cantinière blanchisseuse au 135ème bataillon de la Commune © CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet

Michel Cordillot dit sa dette immense vis-à-vis de Jean Maitron comme de l’historien Jacques Rougerie, qui doit au tournant qu’ont constitué ses travaux d’être l’unique historien bénéficiant ici d’une des « mises au point ». L’ouvrage prend un solide appui sur tous les acquis de la recherche devenus canoniques mais épouse aussi bien la dynamique d’une histoire en mouvement en faisant une large place à des travaux récents ou parfois même en cours, autorisant des découvertes – ainsi, entre autres exemples, « la flotille de la Commune » ou le rôle de l’ambassadeur américain Washburne. Là où l’on consulte un dictionnaire, les choix éditoriaux adoptés valent à cet ouvrage, assurément susceptible de lectures partielles ou transversales, de pouvoir être lu de bout en bout avec un intérêt jamais démenti malgré sa taille imposante. Tant il est vrai qu’il ne s’agit aucunement d’une réédition, serait-elle revue et corrigée.

Cette appropriation spécifique tient d’abord à ce que les éditions de l’Atelier nous offrent là un « beau livre », fort d’une maquette aérée et d’illustrations de qualité, au premier rang desquelles ce mode d’expression majeur qu’ont été les affiches mais également des photographies de la plupart des militants retenus, photographies dont il est signifiant d’apprendre que certaines ont été transmises il y a peu par des familles les ayant pieusement conservées au fil des décennies.

Elle tient ensuite à la décision prise de circonscrire la présente édition à un échantillonnage raisonné de quelque 500 notices biographiques ; sans aucun dommage dès lors que toutes sont aujourd’hui consultables en ligne dans leur intégralité sur le site du Maitron. Les notices sélectionnées ont, en outre, été réécrites pour intégrer les apports de travaux récents, s’agissant, par exemple de Beslay, le « bourgeois de la Commune », de Louise Michel ou de Louis Blanc, et pour présenter une unité de ton et de démarche. La sélection, dont les auteurs ne cachent pas qu’elle a été difficile, a été guidée par le souci de donner à voir l’extrême diversité des parcours ayant pu mener à l’engagement communard. Les acteurs majeurs, naturellement tous présents, voisinent dès lors avec des hommes et des femmes dont les rôles, parfois plus modestes, n’excluent pas des trajectoires souvent étonnantes et font place aux anonymes à la faveur d’une très belle idée : sous l’espèce de la photographie d’un mort non identifié qui, sous la lettre X, s’impose en la figure du communard inconnu.

La Commune de Paris, 1871, sous la direction de Michel Cordillot

À Versailles, le photographe Ernest-Charles Appert se rend aussi à la prison des Chantiers, où a été incarcérée Joséphine Mimet, membre de la Commune de Paris © CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet

Les auteurs s’interdisent toute approche univoque du « communard » dont la définition demeure « un exercice complexe », écrit Michel Cordillot. Se succèdent plutôt au fil des pages des vies marquées par la diversité des engagements initiaux et des métiers, des vies fauchées lors d’exécutions sommaires n’ayant pas exclu d’ultérieures condamnations à mort par contumace, pour que « l’expiation soit complète » selon les exigences de Thiers. Des vies affectées à ce point par la déportation que nombreux sont les condamnés dont le décès suit de peu l’amnistie.

À moins que ces vies ne témoignent d’étonnantes capacités de survie. Tel Pierre Charbonneau, déporté à Nouméa, qui réalise une bibliothèque primée d’une médaille de bronze à l’Exposition universelle de 1878 ou le peintre Charles Capellaro, pareillement déporté, honoré de deux médailles d’argent lors d’expositions à Nouméa et Sidney. Des déportés volontaires pour combattre l’insurrection des Kanak coexistent avec d’autres ayant soutenu leur combat et la « repentie » Félicie Gimet qui finit par prendre le voile, avec le « prêtre rouge », Émile Perrin, témoignant de rapports à la religion qui ne sauraient se résumer à l’exécution des otages…

La diversité des trajectoires n’exclut naturellement pas des lignes de force et des ensembles structurés, résumés au fur et à mesure par des listes récapitulatives des journaux et journalistes, femmes et francs-maçons dont le nombre impressionne, Polonais et Belges – les étrangers les plus représentés – et, dans de précieuses annexes regroupant les communards par institutions ou par fonctions, s’agissant des services publics ou des chirurgiens des bataillons. Ces transversales et d’autres, dont les métiers ou les appartenances politiques, font également l’objet de précieuses « mises au point ».

La Commune de Paris, 1871, sous la direction de Michel Cordillot

Aurore Hortense David, brossière et communarde, est elle aussi détenue à la prison des Chantiers en 1871 © CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet

Ces dernières, intercalées par blocs entre des ensembles de biographies de taille équivalente, constituent la troisième novation essentielle au regard de la matrice publiée il y a cinquante ans. Un premier ensemble, intitulé « Aperçus historiques », met en place les « causes », structures et événements majeurs en se gardant d’un strict événementiel que la multiplicité des fronts tenus ou initiés par les communards en 72 jours contribuerait à rendre abscons. « Les mesures sociales et services publics et action politique », abordés ensuite, introduisent de passionnantes réflexions sur les questions de l’État et de la propriété puis font place aux « protagonistes et aux lieux », que nous avons déjà évoqués. Deux derniers ensembles sont consacrés aux « débats et controverses » surgis tant à chaud qu’à froid, dont le rapport entre la Commune et la République ou le socialisme puis à « l’après Commune », avec une place majeure faite à l’exil, aux ruines et aux reconstructions de Paris. Chacune des contributions constitutives de ces cinq ensembles s’achève par une bibliographie « pour aller plus loin ».

Les cartes interactives des lieux d’habitation des communards, de leurs cafés, des barricades et d’autres encore, consultables sur le site du Maitron, offrent au lecteur de passionnants outils pour appuyer ou prolonger sa lecture.

Le titre de l’ouvrage, La Commune de Paris, 1871, et son sous-titre, Les acteurs, l’événement, les lieux, pourraient faire craindre qu’il ne s’inscrive étroitement dans la conjoncture courte des 72 jours d’une Commune par ailleurs réduite à sa seule expression parisienne. Il n’en est rien. Plusieurs décennies de recherches privilégiant les interactions de cet événement avec la moyenne durée de l’histoire politique, sociale, urbaine, militaire tant française qu’étrangère, incorporées à la démarche, et les multiples croisements qu’autorise le parti pris éditorial contribuent bien au contraire à un décloisonnement qui est une des caractéristiques essentielles de l’ouvrage.

Ce décloisonnement est d’abord politique, puisque les auteurs ont choisi d’intégrer au corpus les composantes du « tiers parti conciliateur », dont Clemenceau, qui tenteront vainement d’obtenir de Versailles des négociations. Il est chronologique dès lors que les biographies se focalisent sur le moment Commune, aboutissement central de l’existence des individus concernés ou point de départ d’engagements ultérieurs, mais s’attardent autant que nécessaire sur les liens intracommunautaires, de voisinage ou de métiers comme sur les événements ayant contribué à catalyser l’engagement – au premier rang desquels 1848, 1851, l’enterrement de Victor Noir, les grèves de 1870 aux usines Schneider, quand ce n’est pas l’héritage de 1793.

La Commune de Paris, 1871, sous la direction de Michel Cordillot

Louise Petit, membre de la Commune de Paris, à la prison des Chantiers en 1871 © CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet

Les biographies s’attachent également à la multiplicité des devenirs de ceux qui, du moins, eurent la chance d’en avoir. Journalistes et élus en nombre, relevant de toutes les composantes divisées du mouvement ouvrier en reconstitution, séduits pour les uns par le boulangisme dont d’autres, plus nombreux, furent de virulents adversaires, dreyfusards ou antidreyfusards, s’agissant des plus jeunes, inventeurs rêvés ou parfois reconnus telle la lingère Émilie Cadolle qui crée l’ancêtre du soutien-gorge… Ce décloisonnement chronologique, qui vaut d’embrasser près d’un siècle, s’opère également à la faveur de celles des mises au point qui s’attachent, en amont, au télescopage des temporalités républicaines, sociales, patriotiques à l’origine de la Commune, puis, en aval, à l’enchevêtrement des temps. Temps court des ruptures, urbaines, socio-professionnelles et bien sûr politiques, découvertes au retour d’exil ou de déportation mais également temps long de ce qui s’est imposé comme « un lieu de réflexion essentiel […] des fondements de l’ordre social, de ses modalités de transformations, de l’analyse des révolutions ou de l’expression historique de l’émancipation », d’autant plus durable que « chaque configuration apporte son lit de questions nouvelles ».

Le décloisonnement ouvert par cette parution est encore et enfin géographique, à divers titres. Une carte consultable sur le site du Maitron donne à voir l’assise nationale des lieux de naissance des communards, non sans informer plus globalement sur la population parisienne. Et quoique les auteurs aient choisi de ne retenir que les biographies de communards parisiens en s’en expliquant, les communes de province sont largement évoquées par plusieurs mises au point comme par les biographies des commissaires dépêchés en province ou autres délégués. La présence et le rôle d’un Cluseret ou d’un Flourens sur les champs de bataille de la guerre de Sécession, dans les rangs de l’armée piémontaise, aux côtés des fenians irlandais ou des insurgés crétois et, en regard, la présence de centaines d’étrangers dont Garibaldi, Dombrowski ou tant d’autres dans Paris assiégé ou insurgé, le rôle de l’AIT, en amont comme en aval, et les multiples réseaux internationaux de soutien, élargissent l’horizon à tous les continents en inscrivant avec force l’événement Commune dans les bouleversements globaux du monde d’alors. Bien loin d’un isolat.

Kaléidoscope, dira-t-on. Assurément, à la condition d’ajouter aussitôt qu’une telle approche assumée nous parait on ne peut mieux adaptée à ce « sphinx », comme l’a dit Marx en son temps : de nature à appréhender les aspérités, les contradictions et les jeux d’échelles qui lui furent consubstantiels, sans tenter de lisser ce qui n’a pas lieu de l’être. Ainsi conçu, cet ouvrage d’une grande clarté, rédigé dans une langue qui l’est également, permet de circuler, d’articuler en évitant les écueils du lénifiant, du consensuel a priori ou de l’émotionnel. Susceptible d’une pluralité d’usages et de lectures, il est propre à instruire autant qu’à séduire le néophyte comme l’amateur éclairé ou le chercheur.

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