Hot, Cool & Vicious explore quarante années de rap au féminin aux États-Unis. La perspective de Keivan Djavadzadeh, marquée par les approches de genre et intersectionnelle, restitue avec talent le rôle majeur et souvent oublié des rappeuses dans le mouvement hip-hop, donnant en français une première synthèse sur le sujet.
Keivan Djavadzadeh, Hot, Cool & Vicious. Genre, race et sexualité dans le rap états-unien. Amsterdam, coll. « Les prairies ordinaires », 236 p., 18 €
Mais où est passée Foxy Brown ? En 1997, alors que les ventes de l’album It Was Written, du New-Yorkais Nas et de son collectif The Firm, peinent à décoller en France, NTM sort un remix de leur titre « Affirmative Action ». Les rappeurs français intercalent leurs interventions entre celles de la version originale, pour un remix connaissant un succès immédiat, sans incidence d’ailleurs sur les ventes de Nas. Ce remix, pratique alors assez courante des échanges du hip-hop de part et d’autre de l’Atlantique, présente toutefois une particularité par rapport à la version originale, qui comptait trois intervenants (Nas, AZ et Foxy Brown) là où la version de NTM n’en conserve que deux, éjectant du titre la seule femme, Foxy Brown. On pourrait arguer de questions de format – les singles d’autrefois n’excédant guère les cinq minutes nécessaires au passage à la radio –, mais l’anecdote reste révélatrice d’une invisibilisation majeure des femmes dans la diffusion du hip-hop de la période. Invisibilisation que le livre de Keivan Djavadzadeh s’attache à réparer de façon salutaire.
Avant d’en arriver à Foxy Brown, Hot, Cool & Vicious rappelle l’histoire féminine du hip-hop, largement oubliée, dès les premiers titres – la date canonique d’apparition du genre étant 1979, avec la parution de « Rapper’s Delight » du Sugarhill Gang, malgré une préhistoire riche, de la black poetry des Last Poets à Gil Scott-Heron ou même à certaines interventions médiatiques de Mohammed Ali. Keivan Djavadzadeh rappelle à quel point les femmes participent à l’embrasement du hip-hop depuis les ghettos noirs états-uniens, exhumant des artistes aujourd’hui largement méconnues (Lady D, Lady B, The Sequence) qui ont enregistré et commercialisé leur musique dès 1979. De cette date jusqu’à nos jours, le livre brosse une histoire féminine du rap très convaincante, virtuose par sa synthèse et riche d’anecdotes signifiantes.
Ces quarante années constituent une histoire contrastée, traversée aussi bien d’amnésies que de la minoration systématique des femmes dans un univers masculin et viriliste. Amnésie dans le cas d’années 1980 pour lesquelles on ne redécouvre que depuis peu le rôle tenu par les femmes. Ainsi de la battle classique faite par Roxanne Shanté, alors âgée de quatorze ans : UFTO, un trio de Brooklyn, produit le titre « Roxanne, Roxanne », dans lequel les rappeurs s’en prennent à l’adolescente qui refuse leurs avances, crime de lèse-virilité. Des rivaux déçus par le trio organisent alors une réponse invitant Shanté à réaliser une « Roxanne’s Revenge », où elle imagine, au cours d’une improvisation sidérante, la réponse que ferait Roxanne à ces trois hommes qui s’en prennent à son indocilité. Le titre possède une postérité immédiate et majeure : tout d’abord en suscitant un nombre important de déclinaisons par d’autres artistes de l’histoire de Roxanne, imaginant les points de vue des médecins, de ses parents ou de ses sœurs ; et surtout en participant au développement des diss songs et autres battles, dont Keivan Djavadzadeh rappelle l’histoire féminine.
Les guerres des Roxannes, récemment redécouvertes aux États-Unis à travers le film Roxanne Roxanne (2017), inaugurent le fil rouge le plus passionnant de cette histoire du rap féminin proposée par le livre : celle d’une dialectique complexe entre la misogynie explicite de la culture hip-hop et les réponses qu’apportent constamment les rappeuses, du retournement du stigmate jusqu’à l’opposition féministe. Les conflits d’usages (musicaux, littéraires, politiques) autour du terme bitch deviennent l’emblème de cette dialectique, les rappeuses s’appropriant précocement l’injure sexiste au moment de l’essor du gangsta rap initié par les Niggaz Wit Attitude (NWA, groupe de Los Angeles ayant largement contribué aux succès du genre à partir de 1987-1988) : apparus en réaction, des groupes féminins détournent les codes virilistes des gangsta (Bytches With Problems, Hoes With Attitudes), tandis que certaines rappeuses attaquent frontalement cette victoire du sexisme dans la culture hip-hop (comme Queen Latifah), voire brouillent les frontières sexuées et raciales dans une culture hypermasculiniste (comme Bo$$).
Keivan Djavadzadeh développe cette tension fondatrice pour comprendre l’expression artistique et politique des femmes dans un univers particulièrement sexiste. Selon un plan thématique, son livre fait rayonner ses notions et ses thèses, qui empruntent avec profit aux pensées états-unienne et française des études de genre, postcoloniales et intersectionnelles : le rapport des rappeuses à la sexualité est ainsi perçu à la fois dans sa dimension noire, dans un contexte d’« émasculation » des Afro-Américains par le racisme structurel du pays (Angela Davis, Robert Staples) et dans sa dimension genrée. L’approche historique permet aussi de faire apparaître les mutations du thème chez les rappeuses, allant jusqu’aux revendications les plus récentes d’une identité queer ou bisexuelle comme pour Princess Nokia, ce qui restait impensable pour Queen Latifah dans les années 1980 et 1990. Sur ce sujet, les deux derniers chapitres consacrés à la politisation et à la question féministe sont teintés d’un salutaire optimisme, l’auteur soulignant l’émancipation réelle des rappeuses et leur rôle de plus en plus moteur dans les débats publics, au-delà de leur rapport à la domination masculine s’exerçant encore dans le milieu hip-hop.
Hot, Cool & Vicious donne ainsi aux rappeuses états-uniennes une histoire, une mémoire et une dignité qui restaient à écrire en français. L’approche synthétique, le plaisir mélomane palpable et l’attention aux débats intellectuels et politiques actuels permettent d’ancrer la question dans de nombreux débats où elle fait indéniablement mouche. Les seules réserves occasionnées par cette lecture sont autres, plus d’ordre méthodologique, mais méritent qu’on s’y arrête.
En effet, l’auteur caractérise ainsi les rappeuses qui seront l’objet de son étude : « toutes les rappeuses ayant obtenu un ou plusieurs disques ou singles d’or ou de platine aux États-Unis » ainsi que la « visibilité d’une rappeuse dans l’espace médiatique ». Ces deux critères signifient que Keivan Djavadzadeh n’étudie pas le « rap états-unien » comme annoncé, mais les stars affiliées à celui-ci par l’industrie musicale, ce qui n’est pas la même chose – que penserait-on d’une histoire de la littérature fondée sur les ventes de livres et les apparitions médiatiques ? Surtout, la question des disques de certification (disques d’or, platine, etc.) illustre une rupture fondamentale pour l’histoire récente de la musique enregistrée, tue par l’ouvrage : la dématérialisation et l’essor du streaming ont bouleversé profondément ces systèmes de comptage tout en cherchant à conserver les systèmes anciens pour des raisons commerciales évidentes. Par exemple, depuis 2013, aux États-Unis, cent visionnages de vidéos en ligne pour un artiste comptent comme un téléchargement, soit un achat de single ou d’album. Ce faisant, le rapport aux œuvres dans leur matérialité même (la chanson, l’album, le single) n’a absolument rien à voir avec celui en vigueur dans les années 1980 et 1990 : les stars des années 2010 comme Nicki Minaj ou Cardi B n’ont pas fondé leur succès sur les mêmes bases matérielles que leurs aînées, de Roxanne Shanté à Lil’ Kim ou Foxy Brown. Significativement, Princess Nokia a sorti l’an dernier un double album qui n’est disponible qu’en téléchargement, sans l’annoncer par un plan de communication.
En choisissant de ne pas intégrer cette question dans son propos, Hot, Cool & Vicious perd quelque peu en précision et en profondeur puisqu’il ne critique pas les catégories forgées par l’industrie musicale elle-même. Outre l’exemple éloquent des chiffres de vente, cette question est également esthétique et culturelle : l’essor d’un hip-hop commercial, versant dans une forme de variété, a mené nombre d’acteurs à distinguer récemment entre rap et urban music, le premier renvoyant explicitement à la culture hip-hop et le second à une musique plus ancrée dans les circuits commerciaux et industriels. La critique d’un rap dévoyé par les sirènes du commerce étant chez les rappeurs et rappeuses aussi ancienne que le genre lui-même, et il va de soi qu’il ne s’agit guère de défendre ici une quelconque définition rigide et orthodoxe du rap…
Cela dit, la plupart des artistes des dix dernières années étudiées par Keivan Djavadzadeh sont typiquement concernées par cette question, exception faite peut-être de Princess Nokia : le succès de Nicki Minaj est très clairement lié à son intégration d’instrus dance et pop dans sa musique, poursuivie jusque dans son album Queen (2018) pourtant perçu comme un retour aux sources hip-hop. De même pour Cardi B ou Megan Thee Stallion, dont la musique et la notoriété auraient mérité d’être mieux historicisées par rapport à leurs aînées, qui rappaient dans un monde où les cloisons esthétiques étaient plus étanches et plus défavorables au hip-hop.
Dès lors, certaines analyses soulèvent de vrais problèmes de définition, comme celle faisant de Beyoncé l’avant-garde d’une revendication féministe dans le hip-hop, alors que l’artiste reste attachée au genre du R&B, malgré ses liens intimes et esthétiques avec certaines stars du rap. La focale sur les stars introduit un autre angle mort : l’invisibilisation implicite des autres rappeuses états-uniennes, évoluant justement hors des projecteurs. Cette omission est doublement problématique : en premier lieu, elle tait l’existence d’un autre rap féminin, engagé, conscient, plus précarisé et parfois moins exclusivement noir. D’autre part, un constat assez rude n’est pas fait : celui de la permanence d’une misogynie structurelle presque plus criante encore dans les milieux indépendants que dans la musique commerciale ; l’histoire du rap « alternatif », longue et profuse, n’est pas encore faite au féminin. Enfin, les bouleversements occasionnés ces dernières années par des stars se réclamant du féminisme masquent le maintien d’une domination masculine dans l’ensemble du monde hip-hop. La question pourrait être soulevée autrement : comment expliquer que les discours féministes et la promotion d’artistes femmes soient aujourd’hui un ressort majeur, certainement louable, d’une industrie du spectacle sortant l’artillerie lourde ? Et comment expliquer que cette promotion le soit moins, ou peut-être de façon moins visible, dans le rap indépendant et « conscient » ?
Sans doute est-ce là matière à d’autres livres, qui trouveront dans ce travail pionnier de Keivan Djavadzadeh un outillage précieux pour penser et documenter ce sujet passionnant. Hot, Cool & Vicious permet en effet de retrouver Foxy Brown et toutes les autres dans une analyse enfin équilibrée, et appelle après les stars à une restitution du rôle de toutes les femmes qui ont un jour décidé de rapper.