Extrême, semble-t-il, la tension chez Vargas Llosa entre la vision libérale du monde, qui déchiffre les conflits selon une grille de lecture idéologique (elle fut jadis socialiste pour le Nobel de littérature 2010), et la représentation qu’en donne le roman où bouillonnent les passions et les pulsions. Deux ouvrages de l’écrivain péruvien, un essai et un volume de conversations distants d’une décennie, qui sortent conjointement en traduction chez Gallimard, jettent une vive lumière sur un conflit que la création tranche, en dernière instance, en faveur de la part obscure qui est à la source de l’art.
Mario Vargas Llosa, L’appel de la tribu. Trad. de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Daniel Lefort. Gallimard, 334 p., 22 €
Claudio Magris et Mario Vargas Llosa, La littérature est ma vengeance. Conversation. Trad. de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, trad. de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Daniel Lefort. Gallimard, coll. « Arcades », 96 p., 12 €
Au lendemain de son échec au second tour de l’élection présidentielle péruvienne, en juin 1990, où il représentait le parti libéral face au populiste Alberto Fujimori, Mario Vargas Llosa avait fait connaître sa renonciation définitive à toute ambition politique et son investissement sans réserve en littérature. Jamais plus il ne briguerait de mandat électoral et ne retournerait dans l’arène publique. Il se consacrerait à son œuvre qu’il lui avait fallu un moment mettre de côté.
On assiste en effet, dans les mois et les années qui suivent, à une efflorescence puissante du roman et du théâtre, qui se traduit par de nouveaux chefs-d’œuvre (La guerre de la fin du monde, La fête au bouc, Le Paradis – un peu plus loin, etc.). Si la politique demeure une passion viscérale chez l’auteur dont l’adolescence et l’entrée dans la vie adulte se sont déroulées sous l’arbitraire du régime autoritaire du général Odría, c’est par la plume qu’il intervient désormais dans le champ politique. Comme journaliste d’abord, pratique à laquelle il s’était initié dès le plus jeune âge. Ses articles dans la presse, qui embrassent les langues, les pays et les continents, ne se limitent pas à la littérature et aux arts. Ils prennent parti dans la vie des nations et les grandes questions internationales. Ils acquièrent une nouvelle audience avec les chroniques régulières que Vargas Llosa tient à partir de 1991, soit depuis aujourd’hui trente ans, dans le grand quotidien madrilène El País. Elles forment le laboratoire de sa réflexion politique. Maints éléments nourriront des recueils tels que Contre vents et marées, Les enjeux de la liberté, Un barbare chez les civilisés, pour ne citer que quelques exemples accessibles en traduction française. Rassemblées en langue espagnole sous le titre Piedra de toque [Pierre de touche], ces chroniques, jointes à celles que l’écrivain avait auparavant données dans son pays, forment une section des Œuvres complètes.
Dès son éphémère engagement au sein de la cellule marxiste illégale et souterraine de l’université San Marcos de Lima, au début des années 1950, Vargas Llosa, dont les convictions sartriennes devaient être plus durables, avait été soucieux de sortir le débat politique latino-américain de sa pauvreté intellectuelle. Trente ans plus tard, établi en Europe et ayant rompu avec le régime castriste, le projet ne l’a pas quitté. En avril 1989, il consacre un papier à Karl Popper, à l’ouverture que représente sa pensée, fondée sur l’exercice de la raison critique et la libre discussion. Il y voit un indispensable préalable à l’abandon de dogmes imposés d’en haut, au surgissement de la vérité et à l’avènement de jours meilleurs. En juin 1989, Vargas Llosa présente alors le livre lumineux qu’est à ses yeux La société ouverte et ses ennemis, qui accuse Platon et ses successeurs totalitaires, dont Marx serait le plus illustre représentant, d’être les adversaires de la liberté.
Les bases sont alors posées pour une défense et illustration de la voie libérale, au sens strict et radical, en tous points étranger aux accommodements latino-américains que professent mollement les divers régimes en place dans le sous-continent. Ennemi de l’immobilisme et des compromis, instruit par l’expérience, le libéralisme, qui équivaudrait à une vraie révolution politique et économique, serait la seule voie susceptible de tirer le tiers-monde du sous-développement. Suit, en 1992, une présentation de la triade Popper, Hayek et Isaiah Berlin, trois penseurs modernes que Vargas Llosa dit avoir découverts vingt ans auparavant, lorsque ses yeux ont commencé à se déprendre de leurs illusions socialistes.
Destiné à un large public et d’une lecture aisée, L’appel de la tribu présente six théoriciens majeurs du libéralisme, outre Adam Smith, le fondateur au XVIIIe siècle. Les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776) de cet Écossais austère voué à l’enseignement et à l’étude, ami du philosophe David Hume, font date, même si la réalité sociale a considérablement changé depuis lors. Ortega y Gasset (1883-1955) introduit dans le tableau une composante hispanique. Contemporain de l’éphémère république espagnole en faveur de laquelle son engagement fut bridé par l’anticléricalisme du régime, c’est un essayiste et philosophe dont Vargas Llosa admire la langue, et chez qui il salue le démocrate et l’européen convaincu. Sa méconnaissance de l’économie, regrette-t-il, limita son libéralisme.
Hayek (1899-1992) et Karl Popper (1902-1994), deux maîtres natifs de Vienne, émigrés en Angleterre, sont aussi deux grands universitaires que Vargas Llosa a pu rencontrer personnellement. Son admiration pour eux est à peine entamée par ces deux brèches dans leur éclat que constituent le combat de l’un contre l’irrationalisme, dont l’auteur relève qu’il est à la source de créations artistiques exemplaires chez Jean de la Croix et Rimbaud, et les diatribes de l’autre, lors d’une conversation privée, contre Kafka, Musil et Joseph Roth. Avant d’en venir au troisième grand pilier du libéralisme et représentant du monde universitaire anglais, Isaiah Berlin (1909-1997), Letton immigré et éduqué en Grande-Bretagne – dont il souligne l’intensité de la rencontre privée qu’il eut comme diplomate anglais à Leningrad avec la poétesse Anna Akhmatova en 1945 –, Vargas Llosa brosse le portrait intellectuel de Raymond Aron (1905-1983), qu’il a vu et entendu à Paris, et finit sur son ami Jean-François Revel (1924-2006), journaliste et essayiste politique, pourfendeur de Lacan et de Lévi-Strauss, d’Althusser et de Foucault. La galerie de portraits est d’autant plus vivante que l’auteur ne cache pas les éventuelles faiblesses et contradictions des personnages.
Ouvrage engagé, L’appel de la tribu ne craint pas la polémique. En ce sens, l’auteur est fondé à le considérer comme un complément intellectuel à ses Mémoires. Publiés en 1993, sous le titre Le poisson dans l’eau, ceux-ci s’arrêtaient avec la campagne présidentielle de 1990. La passion qui affleure sous l’analyse justifie le terme d’autobiographie avancé en ouverture du livre. Subjectif dans ses goûts, l’écrivain ne cache guère ses préférences et ses rejets. On savait son peu d’affinités avec Roland Barthes, par exemple. Cela vire ici au règlement de comptes.
On saura gré à Claudio Magris de l’entrée qu’il propose dans l’œuvre fictionnelle de son ami Vargas Llosa, dans cet échange publié sous le titre La littérature est ma vengeance. La polarité que l’écrivain triestin y réveille, admirateur du souffle épique et des mouvements passionnels qui la soulèvent comme de ses éblouissantes plages humoristiques et lumineuses, rend justice à la multiplicité des points de vue qu’elle adopte et à sa part de générosité. Elle s’accorde à l’émoi, qu’on rapportait plus haut, ressenti par Vargas Llosa face à l’insensibilité esthétique de Hayek et de Berlin. Le lecteur hispaniste, qui a eu le privilège de découvrir le grand roman guatémaltèque de Vargas Llosa publié en 2019 Tiempos recios (en attente de publication chez Gallimard dans la version française établie par les mêmes traducteurs, Albert Bensoussan et Daniel Lefort), sait d’autre part, sur l’exemple du renversement par la CIA du président démocratiquement élu Jacobo Árbenz, les excès auxquels se prête le libéralisme économique des États-Unis.
Avec Claudio Magris et Vargas Llosa lui-même, gardons à l’œuvre sa pluralité. La figure d’Ulysse, que Vargas Llosa a portée au théâtre et incarnée sur scène à travers Ulysse et Pénélope en 2006 et 2007, est un double de l’écrivain multiforme, habile et rusé, polutropos dit Homère, adepte des aventures et ouvert à tous les défis.