Depuis l’affirmation de la doctrine libérale au XIXe siècle, l’histoire de l’Athènes classique est un enjeu politique. Tandis que certains y voyaient s’inventer la démocratie, d’autres s’acharnaient à montrer les limites de celle-ci. Ainsi de l’institution de l’esclavage admise par des défenseurs de la philanthropia. Ainsi, également, de l’effacement exigé des femmes. Nicole Loraux (1943-2003) se soucie de trouver la bonne distance focale, sans succomber à la facilité des slogans. Ses articles écrits de 1973 à sa mort sont réunis sous le titre La Grèce hors d’elle.
Nicole Loraux, La Grèce hors d’elle et autres textes. Écrits 1973-2003. Texte établi par Michèle Cohen-Halimi. Préface de Jean-Michel Rey. Klincksieck, coll. « Critique de la politique », 900 p., 55 €
Faut-il d’ailleurs la dire « historienne » ? Nicole Loraux est principalement helléniste, et l’histoire n’est qu’un des modes de son approche de la Grèce antique. Comme à propos de Jean-Pierre Vernant ou de Pierre Vidal-Naquet, on pourrait aussi mettre en valeur le regard anthropologique porté sur ce temps fondateur. À l’EHESS, elle travaillait sur « l’anthropologie de la cité grecque », le but étant de comprendre comment pensaient les hommes et les femmes de ce temps à la fois plus proche et plus éloigné que nous ne sommes tentés de le penser.
Karl Popper force quelque peu les textes quand il lit une profession d’individualisme libéral dans l’oraison funèbre que Thucydide met dans la bouche de Périclès, et qu’il en fait une réponse anticipée au « totalitarisme » de Platon. Mais la difficulté principale que pose son attitude tient à la volonté même de chercher une exemplarité et de « construire sans plus de précaution un modèle théorique de la démocratie athénienne » conforme en tout point aux normes de l’individualisme libéral qu’il tient à promouvoir. Opposée à cette vision des choses, Nicole Loraux ne souhaite pas pour autant « tordre précipitamment le bâton dans l’autre sens, crier qu’en Grèce l’individu n’existait pas, recourir au facile appareil conceptuel de l’absence, du manque ». Mieux vaut, conclut-elle, « parier sur la précision ».
Le précepte s’applique aussi à propos de la situation des femmes dans la Grèce classique, sujet sur lequel Nicole Loraux est maintes fois revenue, bien avant la mode des gender studies, née avec la parution en 1990 de Trouble dans le genre de Judith Butler. Les plus anciens articles publiés par Nicole Loraux datent de 1973, l’année où Michelle Perrot constatait que, jusqu’à une date récente, les historiens étaient tous des hommes et demandait si les femmes avaient une histoire. Malgré le poids institutionnel de Jacqueline de Romilly, la question se posait tout particulièrement à propos de l’Athènes antique. L’œuvre de Nicole Loraux y répond, pas seulement parce qu’elle a dirigé un volume intitulé La Grèce au féminin (Les Belles Lettres, 2003) ou qu’elle s’est intéressée à l’imaginaire féminin de l’homme grec tel qu’il apparaît à propos de la figure de Tirésias, le devin qui a connu les deux sexes (Les expériences de Tirésias, Gallimard, 1990). Sa réponse vaut aussi par l’originalité de la voie qu’elle emprunte. C’est ainsi qu’elle n’hésite pas à dire son désaccord avec la vision défendue en 1984 par le Michel Foucault de L’usage des plaisirs, en un temps il est vrai où Foucault n’était pas encore devenu le penseur officiel qu’il est désormais.
Sa thèse d’État était consacrée à l’oraison funèbre comme miroir idéologique que la cité d’Athènes se tend à elle-même, c’est-à-dire principalement l’Épitaphios logos de Périclès à la fin du deuxième livre de La guerre du Péloponnèse de Thucydide. Ce bref discours a accompagné toute sa vie intellectuelle. Il apparaît comme la cellule originaire de sa réflexion, sa référence constante depuis ses études auprès de Jacqueline de Romilly – même si leurs lectures en étaient bien différentes. Ce discours est fondateur, sinon pour les Athéniens eux-mêmes, du moins aux yeux de tous ceux qui célèbrent cette démocratie en laquelle ils veulent voir une glorieuse et fascinante innovation. L’importance de ce discours dans la pensée politique occidentale ne saurait être surestimée : c’est à son aune que l’on célèbre la grandeur de la démocratie ou que l’on en dénonce les insupportables limites. Loin d’en affaiblir la portée, insister sur le caractère idéologique de ce miroir est sans doute une précaution indispensable pour évaluer correctement la réalité de la cité antique, sans se précipiter dans le procès de celle-ci pour cause d’écart par rapport à l’idéal. Cela admis, subsiste dans ce discours un point qui ne devrait pas manquer de nous surprendre : le silence imposé aux femmes.
Point de revendication dans cette remarque, juste le constat que, même par Périclès, même dans une circonstance pareille, les femmes n’ont pas lieu d’être mentionnées. Tout Athènes savait qu’il était l’amant d’Aspasie, une femme exceptionnelle tant par sa beauté que par son intelligence et sa culture, une femme en qui Socrate voyait son maître (au masculin puisque ce mot, bien sûr, n’admettait pas de féminin). Outre sa féminité, elle présentait certes deux défauts rédhibitoires : elle n’était pas athénienne et elle était une intellectuelle de haut vol. Donc on mit en cause sa vertu privée. Ce n’étaient certes pas des défauts aux yeux de Périclès qui n’hésita pas à la défendre les larmes aux yeux lorsqu’elle fut attaquée. Et il savait que tout le monde le savait. Nous pourrions comprendre qu’il ne la nomme pas lors d’un discours officiel (et, a fortiori, dans la reconstitution qu’en propose Thucydide). Aussi bien n’est-ce pas de cela qu’il s’agit mais de l’apologie qu’il fait de l’effacement des femmes. Ce n’est pas qu’il ne mentionnerait pas la douleur des veuves des guerriers dont il fait l’oraison, ni qu’il ignorerait l’existence de la moitié de la population. Ce qu’il dit est bien plus troublant qu’un silence. Virginia Woolf résume ainsi son propos : « la plus grande gloire pour une femme est qu’on ne parle pas d’elle ».
Il n’est donc pas étonnant que Nicole Loraux ait été intéressée par la belle figure d’Aspasie. Cela nous vaut en particulier un long article éblouissant consacré à un bref dialogue platonicien souvent négligé et généralement mal compris, le Ménéxène. Dans ce dialogue, Socrate prononce une oraison funèbre dont il prétend qu’elle lui a été quasiment dictée par son « maître Aspasie » qui, suppose-t-il, était déjà l’auteur réel de l’Épitaphios logos prononcé par Périclès. Les traducteurs successifs ont noté toutes les erreurs historiques formulées par Socrate. S’en tenir à ce relevé, c’était ne pas voir la portée réelle de ce pastiche : être un « contrepoison » au genre même de l’oraison funèbre, si contraire à ce qu’essaie de faire Socrate. Et comment négliger l’insistance mise sur cette prise de parole par Aspasie – l’ironique revanche que Socrate lui offre ?
Dans beaucoup de ses articles, Nicole Loraux est revenue sur le paradoxal silence auquel devaient parvenir les femmes grecques. Ce n’était pas pour ajouter une nouvelle étude à l’abondance de celles qui, « depuis une vingtaine d’années », leur étaient consacrées, ni pour répéter que « les femmes grecques n’existent pas », une formule qui lui a paru après coup trop brutale. Mais pour tenter de mieux comprendre ce qu’il en était. Il semble par exemple que, contrairement à une idée très répandue à l’heure actuelle, les Athéniens aient apprécié, y compris sexuellement, leurs épouses – et pas seulement les beaux jeunes gens. On ne peut, d’autre part, ignorer l’importance des femmes dans de nombreuses pièces de théâtre, et pas seulement dans une alternative entre la détestable Clytemnestre et l’admirable Antigone (admirable à nos yeux, du moins). On pourrait peut-être dire des héroïnes tragiques ce qui a été dit récemment des héroïnes des opéras du XIXe siècle, qu’il pourrait bien y avoir quelque misogynie dans ce tragique même. Ce serait oublier les héroïnes de plusieurs comédies d’Aristophane, que l’on ne peut dire ridicules. Sur ces questions délicates, Nicole Loraux fait montre de ce sens aigu de la nuance qui fait la richesse et la force de sa démarche.
Un livre de 900 pages qui rassemble 56 articles publiés sur trois décennies ne se lit pas d’une traite. Sa composition même incite à des mouvements erratiques. Le lecteur va picorer ici ou là, puis part vers d’autres textes qui abordent des thèmes proches, ou au contraire tout autres. Précisément du fait de ces zigzags dans le temps, il ressent vivement la puissance et la constance d’une pensée qui n’a cessé de s’approfondir.
Nicole Loraux est décédée à tout juste soixante ans, après avoir affronté les séquelles d’un grave accident cérébral qui la rendit un temps aphasique. Le sourire avec lequel elle évoque cette épreuve dans un ultime article de Critique laisse le lecteur de ce recueil sur une note d’émotion dont il lui est difficile de se départir.