En 2014, l’écrivain grec Mènis Koumandarèas était retrouvé assassiné chez lui à Athènes. Il avait quatre-vingt-trois ans et seul ce crime triste et crapuleux pouvait faire arrêter d’écrire cet auteur aux plus de vingt-cinq romans. Cinquième de cette longue lignée, La verrerie avait été écrit sous les colonels et publié en 1975, juste après leur chute. Sa traduction par Marcel Durand, publiée en 1991, reparaît aujourd’hui.
Mènis Koumandarèas, La verrerie. Trad. du grec par Marcel Durand. Quidam, 156 p., 16 €
Dans La verrerie, la dictature a l’air sans fin. Tandis que la capitale se modernise à vue d’œil, l’énergique Bèba Tandès fait ce qu’elle peut pour sauver sa désuète fabrique d’objets en verre, léguée par son père. Classique de cette grande figure des lettres grecques, ce roman à rebondissements, mélancolique et parfois drôle, rembobine une vie passée trop vite.
Chez Koumandarèas, les vies ont la consistance statique d’une fumée de cigarette d’août en Attique. À peine a-t-on le temps d’en regarder les volutes qu’elles se dissolvent dans l’air. Dans La verrerie, tout le monde fume : Bèba, ancienne des Jeunesses communistes, son mari Vlàssis, petit bourgeois sans épaisseur, de même que leurs deux amis pittoresques et en dessous de tout. Dès le début, tous semblent prématurément vieillis ou nés vieillards. Comme si le temps s’était arrêté. Les rêves, pas si anciens pourtant, n’ont laissé dans la bouche qu’un goût amer : « Dans ses draps tachés, elle avait l’impression que tout était fini désormais et qu’une femme seule, autour de la quarantaine, glissait tout à fait naturellement dans la caste des bourgeois à laquelle, malgré les luttes et les idéologies, elle n’avait jamais pu échapper. » La confiance dans l’avenir et la révolution a été fauchée en plein vol par le coup d’État de 1967. Le régime autoritaire n’offre même pas d’épopée ou de résistants glorieux ; et la vie, dans ses habitudes, continue.
À défaut d’avoir pu faire l’Histoire, les unes et les autres ressassent leurs mésaventures personnelles. Tout au long du texte, Koumandarèas fait revenir de manière lancinante leurs obsessions et motifs particuliers tels que cet « éventail en bois aromatique que lui avait offert un lointain parent ». Impressionnants la première fois, les faits de militantisme de Bèba s’usent à force d’être évoqués. À la fin, il n’en reste qu’un refrain agaçant d’avoir été trop répété. Un portrait s’esquisse, celui d’une génération évacuée de l’Histoire. De manière saisissante, tous cherchent à disparaître de leur propre vie, dans la folie, les affaires amoureuses, voire une (cocasse) tentative de suicide. Mais, sans cesse rattrapée par leurs difficultés matérielles, la bande ne peut même plus se permettre le tragique.
À travers les vicissitudes de leur petite entreprise, La verrerie évoque aussi l’Athènes du tournant des années 1970 où les immeubles néoclassiques s’évanouissaient au profit de bâtiments modernes. Forcément fragile, la petite verrerie où tout casse, où tout est transparence, s’efface symboliquement devant l’usine de plastiques d’un affairiste qui, lui, a su oublier ses convictions de gauche. Sans appel ni trait forcé, la parabole fait ressentir la mue sociale d’un pays : « Soudain, elle se mit à penser qu’elle se trouvait dans une ville inconnue, qu’elle était une autre femme, une provinciale déboussolée. » À croire que les fins d’époque fascinent les écrivains grecs. En 1896 déjà, Alèxandros Papadiamàntis décrivait le dernier derviche ottoman égaré dans le chantier du métro d’Athènes… Sous toutes ses différentes peaux, la Grèce éternelle n’en finit pas de mourir et renaître.
À elle seule, cette connaissance intime, profonde, de l’évolution organique d’une société pourrait être un motif suffisant pour lire La verrerie. Pourtant, Koumandarèas se révèle essentiellement dans sa singulière capacité à faire ressentir les différentes temporalités qui tissent une existence. Par des effets de couches très fines, son roman fait coexister le fouillis et la cadence d’évènements variés avec, simultanément, le grignotement du temps long. Cette puissante technique narrative sans complaisance peut produire des effets de nostalgie à la limite du supportable. La vie a passé, sans qu’on l’ait bien vue, ni comprise.
Dans le dernier entretien qu’il donna avant sa mort, Koumandarèas insistait sur l’importance décisive des atmosphères. Pour faire ressentir ces subtiles ambiances, il fallait le français de Marcel Durand, éditeur légendaire et génial de littérature néo-hellénique acclimaté à l’Attique. Grâce à sa traduction, on ne voit pas la place Omonìa, on y est.