Des pères et un fils

Jim est le fils d’Aymeric, le narrateur du Roman de Jim, le nouveau roman de Pierric Bailly. Fils d’Aymeric ? Pas tout à fait. Christophe l’a conçu avec Florence. Mais, marié, il n’a pas voulu reconnaitre sa paternité. Un enfant, deux pères. C’est une situation désormais commune. On s’étonnera de la majuscule à roman, moins sans doute de ce que l’enfant soit au centre. Ce qui se passe autour de lui est fait de tourments, donc d’émotions diverses, comme tout mélodrame, un genre en soi, avec ses codes.


Pierric Bailly, Le Roman de Jim. P.O.L, 256 p., 19 €


Le Roman de Jim est construit à la façon des séries : à la fin du chapitre nait une attente que l’épisode suivant comble. Une histoire entre père et fils touche des fibres, provoque souvent l’identification. Cette thématique, Bailly l’aborde pour la troisième fois. Dans L’homme des bois, il racontait la mort de son père, à travers une autofiction ou biographie romancée. C’était un texte court et, j’ose le dire, même si être ému peut être une faiblesse, un récit qui touchait. L’an passé, Les enfants des autres jouait sur les ressorts du fantastique. C’était un roman étrange et souvent drôle, complexe dans sa construction pleine de chausse-trappes. Le Roman de Jim est linéaire. Les nombreuses péripéties se déroulent sur une quarantaine d’années. Tout débute avec l’histoire de Florence, entre ses quinze et trente ans.

Elle a quitté la maison très tôt, pour vivre avec Martial, un tailleur de pierres. Quand ils n’ont pas où loger, ils habitent un combi VW. Ils vont de petits boulots en chantiers de courte durée, écoutent de la musique électro et les premiers airs d’Hubert-Félix Thiéfaine, chanteur emblématique à plus d’un titre : tout a commencé dans le Jura, sa région. Cet ancrage n’est pas rien dans l’œuvre de Bailly. La plupart de ses romans s’y déroulent, ici c’est autour de Saint-Claude et du plateau des Hautes Combes, de Prénovel. À la fin de son parcours, le narrateur revient dans ces lieux, retrouvant la proximité avec la nature, que Monique, la mère de Florence, avait enseignée au jeune Jim et, partant, à son père adoptif. Il reconstruit là sa maison.

Pour raconter ces années dont on peut dire qu’elles le forment, le transforment aussi, le narrateur pose des repères : ce sont les femmes qui l’accompagnent. La vie de Florence a commencé avant la sienne. Quand il la rencontre, elle a quarante ans, lui vingt-cinq. Enfin presque : « J’avais l’impression de l’avoir rejointe. De ne plus avoir vingt-six mais peut-être trente, ou trente-cinq ou quarante comme elle. Comme si je n’avais pas d’âge réel et que cela dépendait de celui qui était en face de moi. Avec elle, j’avais quarante ans ». Elle attend un enfant et est restée seule ; Christophe avait sa vie et surtout sa famille. Aymeric accompagne la future mère par amour. Il devient le père de Jim.

Avant Florence, il aura formé un « petit couple » avec Jenny, une camarade de collège qui restera sa compagne jusqu’à la faculté : il aura eu « quinze, dix-huit, vingt ans ». Après elle, il y aura Léa, Yamina et Olivia. Dans les moments les plus difficiles de son existence, une femme le soutiendra donc, le protègera du pire, même si, à certains moments, seul et livré à lui-même, il sombre et cela dure longtemps. Alors, Aurélie, sa sœur, une jeune femme plus solide que lui, plus stable, est la seule à pouvoir le soutenir.

Le Roman de Jim, de Pierric Bailly : des pères et un fils

Jura © Jean-Luc Bertini

L’essentiel de sa transformation en adulte, il la vit en assumant le rôle de père, après avoir marqué une certaine réticence. C’est toute la différence avec le garçon qu’il était, dont « la vie était une fiction ». Il jouait un rôle, il doit agir. Il s’occupe de Jim, l’éduque autant que le fait Florence, l’initie au football que lui-même n’aime pas trop, le voit grandir. Jusqu’au retour de Christophe, frappé par une tragédie, à la dérive, et sauvé lui aussi par Florence et l’enfant.

Au début, Jim a deux pères, situation que connaissent bien des enfants de familles recomposées. Mais Florence choisit, elle et Aymeric ne s’aiment plus vraiment. Elle décide de partir au Canada avec Christophe et l’enfant. Aymeric est intronisé parrain du garçon, sur un air de Nino Rota, scène dérisoire. La réalité est qu’il vit cette séparation comme une rupture. Il part vivre à Lyon, y travaille avec le désir de tout oublier, d’enfouir son chagrin, d’abord vainement. D’autant que tout repose sur un mensonge : Florence sépare bientôt Jim d’Aymeric en inventant de faux courriels, en faisant croire à l’enfant qu’Aymeric a voulu l’oublier. Ce rôle-là, celui du père qui abandonne son jeune fils, Aymeric ne peut pas le jouer. Le silence ou l’impossibilité de dire la vérité est une des lois du mélo, et ceux qui marchent aux films de Douglas Sirk ou de Fassbinder comprendront ce qu’il en est.

Le plaisir de la lecture ne tient pas seulement à la situation décrite. L’écriture de Bailly y est pour beaucoup ; désinvolte en apparence, insolente de facilité. Et pourtant on sent qu’elle est pensée, travaillée, que l’oral ne saurait la résumer ou la réduire. Elle porte un monde. D’abord, quand la vie de Florence sert de prologue à leur histoire, Aymeric raconte à Romuald. Tous deux partagent une cellule. Aymeric a écopé d’une année de prison après avoir pratiqué un désamiantage sauvage, vers Champagnole. Ce que Titi, le copain qui l’a entrainé, et lui font et qu’il décrit n’est pas d’une immense gravité ; Aymeric est plutôt le « neuneu qui donnait des coups de main occasionnels à un pote maçon […] un peu comme un sportif dopé à son insu ». Cette activité est l’une de celles grâce auxquelles il subsiste. Après avoir quitté la faculté, il vit d’emplois temporaires, préférant toujours un CDD à un poste stable. Il œuvre ici ou là, soucieux de préserver sa liberté. Il est de son époque, mais davantage par choix que ne le sont bien des jeunes soumis à l’emploi précaire. Sa vraie passion est la photo et en particulier l’argentique. Il pourra développer les nombreuses pellicules accumulées depuis l’adolescence une fois la séparation d’avec Jim assumée. La présence à ses côtés d’Olivia, celle qui lui rend confiance en lui, avec qui il retape une maison presque effondrée dans un village et trouve la stabilité indispensable après toutes les épreuves, joue comme un révélateur, pour prolonger la métaphore de la photographie.

L’univers de Bailly a quelque chose de proliférant. Peut-être la fête électro à laquelle il participe à la fin en donne-t-elle une image. Il y a la foule, le bruit de la musique, mécanique assourdissante, l’ivresse, au sens propre comme figuré, les gens que l’on croise ou retrouve. L’énergie semble inépuisable. Aymeric se vit comme un « homme boomerang », un « vrai yo-yo sur pattes ». Déjà, dans Polichinelle (P.O.L, 2008) ou Michaël Jackson (2011), c’était ainsi : « rentrer, sortir ; partir revenir » faisaient la vie des personnages. Pierric Bailly est un écrivain de l’action, du mouvement, du flux, des émotions multiples et parfois contradictoires. D’où l’importance des balises, des ancrages. Une compagne en est un, un enfant tout autant. La relation avec Jim, de l’enfance à l’âge adulte, puisque Jim apparait dans ses vingt ans vers la fin du roman, est la boussole, le point fixe pour Aymeric. Les pages consacrées aux soirées de match passées à Gerland ou à Geoffroy-Guichard disent le lien. Comme celles dans la forêt d’épicéas près des Trois Cheminées à Bellecombe. Ou les moments partagés avec Monique, dont l’apparente rudesse cache un amour des arbres et des animaux, une connaissance très sûre du monde dans lequel elle vit.

Et puis, lisant, on se pose bien sûr la question de la paternité. Aymeric, qui fait grandir Jim, est-il le père, ou bien est-ce Christophe, qui l’a d’abord refusé, avant de l’élever avec Florence, au Canada ? Chacun trouvera sa réponse, s’il y en a une. Comme souvent, le roman ne la donne pas. Ce genre n’est pas là pour cela ; il est là pour poser des questions et c’est toute sa beauté, ce qui nous convainc de lire, aussi.

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