S’il est vrai que les écrivains sont des lanceurs d’alerte et des témoins bavards, du Venezuela, qui nous a donné récemment le clairvoyant Roberto Blanco Calderón brossant l’Apocalypse caraïbe dans un « réalisme gothique », que partage Karina Sainz Borgo (La fille de l’Espagnole, Gallimard, 2019), nous parvient aujourd’hui le roman percutant de Francisco Suniaga, L’île invisible – une autre île, pour reprendre son titre original – où, dans l’arène de combats de coqs d’une cruauté sans précédent, s’exprime et s’exacerbe la violence mortifère d’un fallacieux paradis.
Francisco Suniaga, L’île invisible. Trad. de l’espagnol (Venezuela) par Marta Martínez-Valls. Asphalte, 272 p., 22 €
Le Venezuela est ou fut un si beau pays qu’Alejo Carpentier, le grand écrivain cubain qui y passa une bonne partie de sa vie, forgea là son concept esthétique du « réel merveilleux » et y puisa l’inspiration d’un de ses meilleurs livres, Le partage des eaux, tant célébré en France (publié à Cuba en 1953, traduit en 1955). Mais aujourd’hui, qui parle encore de réalisme magique ? Le Venezuela n’en finit pas de naufrager, le roi pétrole est à la ruine et plus de cinq millions de Vénézuéliens ont échappé au radeau de la Méduse dans un exil incertain, douloureux ou tragique. Restent des images d’autant plus dérisoires de « cette société schizophrénique et injuste » où se succèdent « tous ces sauveurs ratés devenus tyrans », selon Francisco Suniaga, le romancier de l’île Margarita.
« J’ai pensé à notre passé de militants communistes et je ne m’explique pas comment nous avons pu être si aveugles devant de tels actes », telle est l’amende honorable que fait le personnage clé de ce livre, le juriste Benítez. Un aveu que pourraient reprendre à leur compte bien des meilleures plumes latino-américaines. Le roman s’ouvre sur la noyade d’un jeune Allemand résidant à Margarita, une île caraïbe à 40 kilomètres du continent, célèbre pour ses belles plages et son tourisme ravageur. L’enquête sur cette mort suspecte – une lettre anonyme le dénonce – est entreprise à l’instigation de la maman du noyé, Edeltraud Kreutzer, qui, venue en pseudo-touriste dans un tour operator « Düsseldorf-Margarita » de quatorze jours, voudra démêler avec l’aide de cet avocat, lui-même victime de l’incurie bureaucratique, les fils torsadés d’une descente aux enfers sur fond de combats de coqs.
Qui parle du déséquilibre des sociétés latino-américaines, de la succession des coups d’État, de la valse des caudillos, de la répression et de la parole confisquée, retiendra volontiers l’image du combat des chefs, des rivalités populistes. La grande réussite de Francisco Suniaga est d’avoir trouvé la parabole parfaite, capable de dire tout de ces rivalités, de la violence et de la barbarie qui hantera tant de grands écrivains latino-américains, à commencer par Sarmiento dans son essai paradigmatique Civilisation et barbarie (1851), pour aboutir, un siècle après, aux voix retentissantes de Mario Vargas Llosa et Gabriel García Márquez, contempteurs l’un (La fête au bouc) et l’autre (L’automne du patriarche) de la dictature, eux-mêmes fraternellement affrontés avec leurs ergots de velours.
Le roman de Suniaga est à double fond : d’abord la surface de l’immense plage de Margarita, « l’île de l’utopie, le seul endroit de la planète où tout le monde commande et personne n’obéit », où s’est déroulé un drame, la noyade « accidentelle » d’un jeune Allemand venu avec son épouse se faire une place au soleil ; en second lieu, dans les eaux profondes de la société vénézuélienne, la violence humaine allégoriquement traduite par ces combats de coqs qui font le quotidien ludique et horrifique de maintes îles caraïbes : García Márquez en fera le creuset narratif de son récit Pas de lettre pour le colonel (1957) où le dénuement d’un militaire sans solde semble devoir conduire au sacrifice de son coq de combat, sur lequel se fonde désormais sa gloire dérisoire.
Le noyé, donc, c’est Wolfgang, cet Allemand natif d’Evinghoven, un bourg westphalien, qui a créé ce troquet à Playa El Agua, baptisé « Nordsee », avec un brin de nostalgie pour la mer du Nord, ou tout bonnement pour attirer en grand nombre les touristes allemands sur cette île. Son épouse, Renata, une superbe et jeune Rhénane, allume tous les feux dans les yeux des Vénézuéliens, et notamment de son serveur et homme de confiance, un musculeux métis à la peau foncée – bien qu’il récuse sa « négritude », comme il en va souvent aux Caraïbes −, et revoilà le fameux trio qui est le moteur habituel des conflits amoureux, et peut-être, ici, de la tragédie. Le noyé était un excellent nageur, et l’eau lui arrivait à peine à la poitrine quand il a affronté la mer : alors ? Une lettre anonyme dénonce les amants, et c’est bien pourquoi Edeltraud a fait ce long voyage.
Et que découvre-t-on ? Wolfgang, que ses voisins appellent, dans leur parler indigène, « Gorfan », est pénétré de vague à l’âme et d’une tristesse noyée dans l’alcool que le narrateur, par la bouche de Benítez, rattache à Joseph Conrad et au Cœur des ténèbres, dont la glose alimente tant de pages au cours de conversations politiques, éthiques et esthétiques du juriste avec son ami psychiatre. C’est d’ailleurs là, dans ces échanges analytiques et psychanalytiques, que le Venezuela est taillé en pièces avec tous ses manquements et sa coupable indolence, toute solution étant invariablement renvoyée au lendemain, mañana mañana, autrement dit aux calendes grecques. Résolution indécise autant qu’énigmatique. Dans son désœuvrement et son ennui, Wolfgang découvre, dans une bâtisse délabrée jouxtant leur belle villa coloniale, un gallodrome désaffecté et un élevage actif de coqs de combat aux mains d’un « entraîneur ».
L’Allemand se découvre soudain une passion animalière, donnant d’abord un coup de main à l’éleveur Fucho, l’aidant à mettre en état les gallinacés (taillage de leur crête, élimination des ergots naturels au profit d’ergots métalliques, gavage de vitamines…), puis devenant bientôt entraîneur de coqs de combat. Ce qui nous vaut les plus belles pages du livre, les plus terribles aussi, unissant « Wolfgang et les coqs dans une communion parfaite, consacrée par une liturgie brutale, qui n’allait plus jamais se briser ». Nous sommes là dans une addiction totale, à l’intérieur d’une secte. Et lorsque son champion est défaillant dans l’arène et fuit le combat, l’entraîneur, selon un code d’honneur bien établi au pays, se doit de l’achever, ce qui nous vaut cette horrifiante exécution : « On se moquait de moi et de mon coq. À ce moment, sans me rendre compte de ce que je faisais, j’ai laissé jaillir toute la rage que j’avais en moi. Je ne lui ai pas écrasé la tête contre une poutre, je ne lui pas tordu le cou avant de le jeter par terre et le regarder battre des ailes en agonisant, comme font les autres entraîneurs. Sans décoller le coq de ma poitrine, en immobilisant ses pattes et ses ailes avec mon avant-bras, je l’ai tenu par la tête et j’ai tiré dessus jusqu’à sentir les vertèbres de son cou se séparer l’une après l’autre, puis sa peau se déchirer, jusqu’à ce que sa tête ensanglantée me reste dans la main et que son sang chaud trempe ma chemise. »
De nombreuses scènes de combats de coqs-gladiateurs, « concrétisation noble et innocente d’une violence omniprésente comme Dieu », nous sont ainsi brossées comme autant d’eaux-fortes. Mais c’est, bien sûr, pour amener cette réflexion qui dit toute la portée du récit : « Il vivait sur une île des Caraïbes au climat doux et à la population aimable, mais il y avait, à côté de celle-ci, une autre réalité, une autre île, où la violence était la sève qui nourrissait le quotidien, dissimulée sous l’apparente docilité de la nature et la bonté de ses habitants… »
Mais l’auteur ne manie pas la langue de bois, lui qui rappelle peut-être, à travers la confession de son narrateur omniscient, son propre parcours : « Nous autres, nous avons fondé le Movimiento al socialismo, le plus beau projet politique vénézuélien qui ait jamais existé dans l’histoire de notre pays. Putain… ça me fait encore mal de voir comment a été perverti ce mouvement, qui rassemblait l’élite de nos intellectuels… Le parti… auquel García Márquez avait offert les cent mille dollars du prix Rómulo Gallegos pour chaque année de solitude… »
Ce qui amènera, une fois résolu ou irrésolu le fait divers, la fin lyrique de ce roman éprouvant, cette litanie désabusée, amère, qui est le chant d’adieu du narrateur, et de l’auteur, et qui, dans un dernier regard sur cette tragédie, renvoie le lecteur encore et toujours à « l’autre île, celle à qui sont échus en partage le soleil, la brise et la mer bleue, l’île invisible mais dense où tout est en suspens, l’île sans autre temps que celui du « mañana, mañana« , l’île de toutes les misères, l’île où la tristesse a fait son nid, cachée derrière un sourire, l’île où la vie est un écheveau d’hypothèses et la mort un autre ».
La complexité de la structure romanesque, où l’enquête criminelle alterne avec les considérations politiques, où la description de la fièvre des gallodromes stigmatise la maladie de l’âme autant que le malaise – le mal-être − du Venezuela, n’entame en rien l’agrément ou l’adhésion du lecteur. Ce roman, tel un objet littéraire venu d’ailleurs, nous subjugue et nous ravit, car, tout en servant un projet contestataire ou subversif, ou en établissant un constat amer, un procès-verbal désenchanté, sans nul pédagogisme, sans aucun manichéisme, il n’oblitère jamais l’un des buts de l’écriture : le plaisir de lecture.